Un gourou au cœur de la lutte anti-secte (6/6) : une faillite de l’esprit critique
Le cas Perra révèle finalement la crédulité de ceux qui ont donné foi à ses propos sur les écoles Steiner alors qu'aucune dérive sectaire n'était avérée en France. Une faillite de l’esprit critique.
Que Grégoire Perra soit devenu une référence dans la lutte contre les sectes est symptomatique d’un dysfonctionnement. De nombreux signaux auraient dû alerter sur la crédibilité de ce lanceur d’alerte autoproclamé, et susciter la mise en œuvre de mécanismes de vérification. L’exercice d’un esprit critique sur le personnage et son témoignage, en somme. Au lieu de cela, comme dans une sorte de monde à l’envers, Perra est également devenu une référence dans la sphère dite sceptique, où l’on se pose justement en représentant de l’esprit critique et en praticien de la zététique. C’est-à-dire de l’art du doute et de la méthode scientifique, visant à débusquer les pseudo-sciences, les fausses croyances et la crédulité.
Dans ce milieu, on a pris résolument le parti de Grégoire Perra, incarnation de la rationalité face à l’obscurantisme que représenterait l’anthroposophie. La vedette de cette sphère sceptique, Thomas Durand, animateur de la chaîne YouTube La tronche en biais, fut d’ailleurs le premier à l’inviter en 2018 dans une émission où Perra a pu aligner les invraisemblances en prétendant révéler « les secrets de l’anthroposophie », sans jamais être mis en doute. « C’est tellement gros qu’on peut se dire : c’est qui ce monsieur ? Comment on vérifie ? », lança tout de même le zététicien lors de l’entretien, avant de révéler sa méthode : non pas vérifier, mais se fier à « d’autres sources » qui lui ont dit que Perra était « fiable ». Il n’y avait donc pas de « raison de douter ».
Un esprit critique dispose pourtant de nombreuses raisons de douter face à un témoignage aussi caricatural que celui de Perra, dont le comportement outrancier devrait aussi alerter. Les zététiciens paraissent néanmoins prendre pour argent comptant sa parole, comme lors de leur grand événement annuel : les Rencontres de l’esprit critique. En 2022, il y fut proposé une table ronde intitulée : « Anthroposophie, le continent dissimulé ». Le diagnostic paranoïaque d’un mouvement puissant qui s’adonnerait à un endoctrinement insidieux, tout en gangrénant la société avec ses multiples ramifications dont l’affiliation à Steiner et à sa doctrine raciste et délirante resterait cachée. Perra n’avait même pas besoin d’être là pour le poser dans cette table ronde où l’on retrouvait Elisabeth Feytit, Stéphanie de Vanssay, JB Meybeck, auteur d’une BD sur la biodynamie dans la viticulture, avec comme animateur Cyril Gambari. Quatre personnes que le “lanceur d’alerte” a converties à ce qu’il présente comme la réalité de l’anthroposophie. Des fidèles venus propager sa bonne parole, celle d’un évangile anti-anthroposophie, dans ce lieu dédié à un esprit critique absent ce jour là.
Un esprit critique factice
Figure française de la zététique, qu’il enseigne à l’Université de Grenoble, Richard Monvoisin a, de son côté, préfacé le livre d’entretien de Grégoire Perra et Elisabeth Feytit, tiré de la série de podcasts réalisée par cette dernière : Une vie en anthroposophie. Le regard du repenti sur son parcours dans ce mouvement et ces écoles où règneraient endoctrinement et maltraitance. Le récit se termine par « la minute stupide », sa version hautement improbable et extrêmement parcellaire de la rédaction d’une lettre d’aveux d’actes qu’il n’aurait pas commis : les attouchements sur Mathilde Quétineau, dont Perra ne dit ici pas un mot. Mais Elisabeth Feytit le remercie pour « cette sincérité ». Richard Monvoisin salue quant à lui, dans sa préface, le témoignage de l’ex-anthroposophe, en jugeant ses propos « honnêtes, courageux, et nécessaires ».
A la sortie du livre, en décembre 2020, une vidéo rassemblant les deux co-auteurs et leur préfacier a été diffusée en direct. Le public pouvait poser des questions, et l’une adressée à Richard Monvoisin a concerné l’exercice de l’esprit critique vis-à-vis du discours de Grégoire Perra. « Je fais cela depuis six ans et ne l’ai pas pris en faute sur une erreur factuelle dans ce qu’il raconte », a répondu Monvoisin, ajoutant qu’il « aime pourtant bien gratter la petite bête ». De quoi se demander ce qu’il a bien pu aller gratter, le témoignage de Perra regorgeant d’inexactitudes, d’exagérations ou d’interprétations biaisées, comme cette enquête a pu le montrer. Mais le zététicien n’a pas souhaité nous dire comment il avait vérifié que Perra disait juste, notamment sur cette fameuse lettre dont il n’a même pas cherché à connaître le contenu.
Face à l’anthroposophie, le soutien à Perra semble nécessaire chez les militants de cet esprit critique
La sphère sceptique est particulièrement indulgente, et peu regardante, sur le discours et le comportement de Grégoire Perra. Y compris quand celui-ci se montre autoritaire, comme avec une jeune militante qui avait fait part d’un désaccord face aux méthodes du “lanceur d’alerte” et de son entourage. Elle leur reprochait d’avoir « jeté en pâture » sur Twitter le nom d’une universitaire grenobloise pour une proximité présumée avec l’anthroposophie. « Une personne qui ment et dénigre ceux qui font un excellent travail de dénonciation de l’anthroposophie, n’est pas utile à la lutte contre cette secte », lui lança alors Perra, ajoutant, en gourou réclamant obéissance : « ça suffit Claire ! » Un échange exposé dans l’article de Nicolas Tavernier qui lui a valu la plainte de Grégoire Perra. Mais aussi une accusation de récupération par la jeune femme dans une longue réponse où elle loue le témoignage « précis et cohérent » du repenti, en relayant tout ce qui serait censé l’accréditer. Comme tous ses fidèles, elle dénonce aussi le harcèlement dont il ferait l’objet, et s’indigne qu’une « fausse journaliste » ait réussir à s’introduire aux assises sur les dérives sectaires, sur la foi des tweets de Perra, qui vient de jeter en pâture sur Twitter le nom de cette réalisatrice.
Face à l’anthroposophie, le soutien à Perra semble nécessaire chez les militants de cet esprit critique. Comme généralement l’opposition à ce qui touche à l’ésotérique ou à une croyance en un monde invisible, que les anthroposophes représenteraient, selon Perra, d’une façon particulièrement pernicieuse et délirante, mais aussi dangereuse, en raison d’une emprise de niveau mondial. Avec sa posture de lanceur d’alerte incarnant la rationalité, le repenti a ainsi fait mouche chez des « sceptiques » en lutte contre les fausses croyances, mais tout disposés à croire à son récit.
Qui sont les victimes ?
Des croyances, aussi bizarres soient-elles, ne suffisent toutefois pas à caractériser un véritable péril sectaire. Il faut des victimes, et Perra n’a de cesse de les évoquer, se posant comme une parmi tant d’autres. Lors du procès contre Nicolas Tavernier, son avocat s’est d’ailleurs référé à une association qui rassemblerait ces victimes des écoles Steiner et de l’anthroposophie, Cavesa. Son existence montrerait que Perra est loin d’être la seule victime en France, d’autant qu’il n’aurait « rien à voir » avec ce collectif, a assuré Me François. Le site de Cavesa a néanmoins été constitué avec le soutien de Sceptiks in the Pub Valais, c’est-à-dire de Kalou, et l’association est présidée par Géraldine Méreau, alias Jeanne Soradt, fidèle parmi les fidèles de Grégoire Perra sur Twitter. Une femme qui a témoigné pour la Miviludes et le site Agrigenre de son expérience avec le compagnon dont elle s’est retrouvée enceinte, avec qui elle a fait un séjour de woofing dans un lieu où se pratiquait la permaculture. Elle aussi a refusé de me parler, et l’association Cavesa n’a pas répondu à ma demande d’entretien et de mise en contact avec des victimes, si ce n’est en me bloquant sur Twitter, comme Jeanne Soradt.
J’aurais voulu savoir ce que Cavesa entend par victime, sachant que l’on ne trouve sur leur site aucun témoignage de l’une d’entre elles qui proviendrait d’une école Steiner française. Dans une présentation publique récente au cercle zététique du Languedoc, le discours de Géraldine Méreau s’avère surtout théorique, tant sur le fonctionnement des écoles que sur la doctrine de Steiner, avec une interprétation identique à celle de Perra, à l’évidence très proche de Cavesa. Lui qui déclare dans Le Nouveau péril sectaire : « Chaque mois, j’ai une nouvelle victime qui se manifeste ». Sans que l’on puisse savoir de quoi ces personnes sont victimes. On peine d’ailleurs également à trouver des victimes de dérives sectaires des écoles Steiner dans le livre d’Adénor et de Rauglaubre, malgré des témoignages d’anciens élèves et de parents, dont l’unique cas ayant conduit à un procès s’est conclu par une relaxe.
Hormis Perra, seul un jeune homme a témoigné en France à visage découvert pour dénoncer les écoles Steiner en tant qu’ancien élève. Il s’exprime dans un web documentaire, Une secte à l’école, que Télérama a présenté comme un film sur la pédagogie controversée Steiner-Waldorf dans lequel des « anciens élèves témoignent », bien que la grande majorité des intervenants n’en soient pas. On y retrouve en revanche Marie Drilhon, le préfet Christian Gravel, Jean-Loup Adénor ou Thimothée de Rauglaudre. Côté anciens élèves, figure Grégoire Perra, et ce jeune homme, Léo Gaspari, que j’ai pu interroger. De huit à quinze ans, il a été scolarisé dans une école Steiner à Strasbourg. Il m’a déclaré y avoir été battu par d’autres élèves, et avoir vu un prof frapper un élève. Mais aussi qu’il lui a fallu « des années pour mettre des mots sur ce qui s’était passé ». Une prise de conscience survenue alors qu’il était interviewé par un ami journaliste qui préparait en 2021 un article pour Rue 89, à l’occasion du procès de Grégoire Perra. Un papier dans lequel cet étudiant en médecine estime avoir baigné dans « un bain de doctrine christique », et dit garder un « souvenir assez amer » de sa scolarité Steiner. Sans se présenter pour autant comme une victime.
Perra a eu une influence majeure sur la plupart des rares témoins qui s’expriment pour dénoncer les écoles Steiner et l’anthroposophie, généralement de façon anonyme
Si Léo Gaspari m’apparaît comme un cas particulier, déjà parce qu’il a accepté de me parler, je remarque tout de même que Grégoire Perra a exercé une influence majeure sur la plupart des rares témoins qui s’expriment pour dénoncer les écoles Steiner et l’anthroposophie, voire s’inscrivent en victimes, généralement de façon anonyme. Par exemple Camille B, qui a travaillé dans la biodynamie et a été bouleversée par le témoignage « glauque » et « malsain » de Perra dans Meta de choc. Des podcasts qui ont « abasourdi » Lazare Mulot, pseudonyme d’un fils d’agriculteur biodynamique qui s’est alors estimé berné par « Steiner et son mouvement que finalement je ne connaissais pas du tout ! » Ex-éducateur Steiner-Waldorf, Marc Giroud s’est rendu compte d’un « phénomène de radicalisation » dans le comportement des anthroposophes lorsqu’il est « tombé sur l’histoire de Monsieur Perra ». Jeanne Soradt, c’est-à-dire Géraldine Méreau, présidente de Cavesa, a de son côté réalisé qu’elle avait subi un endoctrinement à la suite du choc qu’a constitué la lecture du blog de Perra. Ce blog qui a permis à Marianne Dubois, encore un pseudonyme, de « prendre conscience de l’énormité de la situation, dangereuse et inquiétante, en plein essor aux quatre coins du globe », après que son fils ait passé quelques mois dans un jardin d’enfants d’où il serait rentré un jour en disant à sa mère : « Je dois arrêter de t’aimer pour m’occuper de moi tout seul. » Un témoignage pris très au sérieux dans le rapport de la Miviludes.
Présenté dans le livre d’Adénor et de Rauglaubre comme « la partie émergée de l’iceberg », les quelques dizaines de signalement reçus par la Miviludes témoigneraient également d’un péril sectaire dans les écoles Steiner. Mais le contenu de ces signalements demeure inconnu, et on peut, là aussi, s’interroger sur l’influence de Grégoire Perra chez ceux qui les émettent. « Je ne crois pas un instant que M. Perra soit derrière je ne sais combien de saisines », m’a certifié son avocat, Me François. Pourtant, son client, qui dit être contacté chaque mois par une nouvelle victime, et chaque semaine par quelqu’un dont il aurait aidé la prise de conscience, affirme aussi chez Kalou qu’il déclare à ceux qui le contactent « qu’il faut faire une saisine auprès de la Miviludes ». Des incitations qui jouent probablement un rôle non négligeable dans le volume des signalements. En réalité, Perra et ses proches les encouragent de manière assez systématique. Même si le risque sectaire s’avère extrêmement faible, comme quand Stéphanie de Vanssay incite sur Twitter à signaler « en bonne et due forme » le caviste qui vend du vin biodynamique, en fournissant le lien vers la Miviludes.
Des plaintes dans toute la France ?
Une vraie victime devrait porter plainte, et Perra y incite également. Dans son interview accordée à Kalou en juin 2023, il dit en effet encourager les nombreuses victimes qui le contactent à saisir la justice. Il serait ainsi au courant de plaintes en cours « dans toute la France ! » Et d’abord en Alsace où une affaire fait alors grand bruit. Avec « des “expériences” extrêmes » et de « nombreux témoignages inquiétants de parents », annonce Le Parisien. Le quotidien demande ce qu’il se passe dans les écoles Steiner-Waldorf où l’on aurait infligé aux enfants des « randonnées sans manger » et l’« inhalation de fumées ». Deux parents ont porté plainte pour « mise en danger de la vie d’autrui », après qu’une professeure enseignant la chimie à l’école de Colmar a allumé un feu dans sa classe pour réaliser une « expérience pédagogique », lors de laquelle les élèves ont pu respirer de la fumée. Une autre mère, dont l’enfant est cette fois scolarisé à Strasbourg, raconte aussi que des élèves d’une douzaine d’années seraient partis « randonner dans les Alpes pendant cinq jours sans s’alimenter le plus possible ». Et Grégoire Perra d’intervenir en disant que « pour l’instant, les incidents sont limités, mais jusqu’à quand ? » Il rappelle également qu’il alerte depuis des années sur des dérives, avec « des cas de violences physiques mais aussi d’agressions sexuelles entre enfants », ajoutant que « ce royaume du silence ne peut plus durer ». Des accusations graves, et sans preuve, comme le relèvera le CDJM dans un avis où il considère que Le Parisien a enfreint la déontologie journalistique de vérification des informations avant parution, ainsi que le principe du contradictoire en n’accordant pas aux personnes mises en cause la possibilité de répliquer.
En fait, rien ne permettait d’étayer la déclaration de la mère sur la randonnée sans manger. Quant à l’inhalation de la fumée, elle a pu avoir lieu, dans le cadre d’une pédagogie Steiner qui favorise « l’expérience physique et sensorielle ». En l’occurrence celle d’une combustion. Elle aurait dû être réalisée dans une salle adaptée, équipée d’une hotte. La professeure n’a pas pris cette précaution, ce qui lui a valu une sanction de la part de l’école. L’établissement dément en revanche que la professeure ait réclamé à ses élèves d’inhaler la fumée. Quoi qu’il en soit, on semble relativement éloigné d’une mise en danger de la vie d’autrui, et l’enquête ne parait pas avoir de suite, un an et demi après le dépôt des plaintes, sans que ces dernières soient toutefois classées.
Les plaintes contre des écoles Steiner ont tendance à sortir assez rapidement dans la presse, et Perra n’est jamais loin pour commenter ou relayer l’information, à sa façon
Une autre affaire concernant l’école de Colmar a fait l’objet d’un avis du CDJM, qui en mars 2024, a considéré non fondée une saisine visant un reportage de BFM Alsace. « Nouvel échec des anthroposophes qui tentaient de museler la presse », s’est empressé de twitter Perra face à la décision de ce conseil qu’il considère « habituellement aux ordres de l’anthroposophie ». En l’espèce, l’histoire impliquait des enfants de maternelle dont l’une aurait été agressée sexuellement par ses camarades à l’aide d’un bâton. Des faits de viol non établis, mais ayant fait l’objet d’une plainte de la mère de la petite fille pour négligence de l’école, en août 2023. Là aussi sans suite apparente depuis plus d’un an du côté de l’établissement, bien que Perra ait vu « l’horrible vérité des écoles Steiner » dans la révélation d’« une affaire de viol sur mineurs ». Une qualification peu appropriée pour une hypothétique agression entre enfants de quatre ans.
Ceci dit, l’affirmation de juin 2023 de Grégoire Perra selon laquelle des plaintes seraient en cours « dans toute la France » ne repose pas, à ce jour, sur une matière tangible. D’autant que les plaintes contre des écoles Steiner ont maintenant tendance à sortir assez rapidement dans la presse. Les deux cas alsaciens l’ont montré l’année dernière, Perra n’étant jamais loin pour commenter ou relayer l’information, à sa façon. Mais depuis lors, pas de nouvelle plainte à signaler.
Des écoles dans le collimateur, ou l’effet Perra
En Alsace, l’école de Colmar a également fait l’objet, en avril dernier, d’un rapport d’inspection du rectorat de Strasbourg, très médiatisé. Il y était relevé comme manquements une mauvaise tenue du registre des élèves et la non-habilitation de professeurs à enseigner certaines disciplines. Une information reprise notamment par Le Figaro, avec Grégoire Perra venu une nouvelle fois livrer sa « réalité », fort de la caution de la Miviludes, et bien qu’aucune dérive sectaire n’ait été notifiée contre cette école. Le recteur reproche en revanche à l’établissement la non-application d’une loi de 1873 relevant du statut juridique particulier de l’Alsace-Moselle. Un texte qui ne lui avait jusqu’ici pas été opposé. Il stipule que « les établissements privés sont soumis à un régime d’autorisation préalable d’ouvrir, de diriger et d’enseigner ». Le soudain zèle à l’appliquer parait surtout résulter du placement « dans le collimateur de l’Education nationale » des écoles Steiner, observée en Alsace par France Info. Comme un effet Perra pour des écoles devenues hautement suspectes sous l’influence du “lanceur d’alerte”.
Deux autres écoles Steiner ont été sanctionnées par l’Education nationale. Le 20 août 2021, le rectorat de Toulouse a mis en demeure les parents d’élèves de celle de Bagnières-de-Bigorre d’inscrire d’urgence leurs enfants dans une autre école élémentaire pour la rentrée. La décision faisait suite à des rapports d’inspection relevant des problèmes de tenue des registres du personnel et des élèves, d’autres liés à la taille trop réduite de l’établissement par rapport au nombre d’élèves accueillis, ainsi que des lacunes pédagogiques par rapport au socle commun de connaissance. Charlie Hebdo a consacré à cette école un reportage qui évoquait un « envahissement d’adeptes de l’anthroposophie » à Bagnères-de-Bigorre, et l’hebdomadaire a quelques mois plus tard publié la révélation retentissante de la fermeture de l’établissement. Dans chaque article figure Grégoire Perra venu dénoncer le double discours ou les manœuvres de dissimulation d’une secte. Ce n’est néanmoins pas pour dérives sectaires ou endoctrinement, mais en raison de problèmes administratifs et de divergences pédagogiques, que l’école a dû fermer. Tout comme à Pau où le niveau élémentaire de l’école Steiner a été interdit d’ouverture en juin dernier. Là aussi à la suite d’inspections surprises, qui n’avaient pas davantage repéré d’enseignement insidieux de l’anthroposophie.
« On ne peut plus traiter normalement de ce sujet des écoles Steiner en le contextualisant sans se faire taxer d’anthroposophe »
Catherine Chenciner, journaliste
Dans ce climat plutôt hostile aux écoles Steiner, les Dernières nouvelles d’Alsace (DNA) ont publié un petit dossier après le rapport d’inspection qui rappelait à l’ordre deux écoles alsaciennes. Le quotidien régional y exposait simplement ce qui leur était reproché, tout en présentant les spécificités de leur modèle pédagogique. Intolérable pour Pernelle Richardot, une élue de Strasbourg aux allures de porte-voix politique de Grégoire Perra. Elle s’était déjà fait remarquer en dénonçant une « vraie loi du silence » qui règnerait au sein des écoles Steiner alsaciennes, dans une interview accordée à Thomas Mahler, aujourd’hui directeur adjoint de la rédaction de L’Express.
« Ma colère est grande ! », twitta l’élue strasbourgeoise pour s’insurger contre ce qu’elle percevait comme une « opération de réhabilitation hallucinante des écoles anthroposophes » de la part des DNA, demandant des explications aux journalistes. « Je n’en suis pas revenue, confie Catherine Chenciner, l’une des auteures du dossier. On a seulement montré en quoi consistait cette pédagogie et pourquoi elle ne rentrait pas forcément dans le moule de l’Education nationale. C’est fou qu’une femme politique réagisse ainsi, suivie par une foule de commentateurs, avec parmi eux Grégoire Perra qui a aussi tweeté que la rédaction des DNA était “infestée d’anthroposophes”. L’influence dont il semble bénéficier est désolante, car ce que j’ai vu est très différent des allégations qui circulent dans les médias et les réseaux sociaux. Mais aujourd’hui, on ne peut plus traiter normalement de ce sujet des écoles Steiner en le contextualisant sans se faire taxer d’anthroposophe. »
Des problèmes communs à toutes les écoles
Journaliste spécialiste de l’éducation, Marie-Estelle Pech, s’est aussi vu accusée par Perra après avoir publié en 2019 dans Le Figaro le compte rendu factuel d’un de ses procès. « Sans doute parce que mon papier n’était pas assez à charge contre les écoles Steiner, il en a conclu que j’avais été sollicitée par ces dernières, alors que j’avais couvert ce procès parce qu’il était à l’agenda de l’AFP un jour où je cherchais un sujet, se rappelle la journaliste, aujourd’hui rédactrice en chef Société à Marianne. Je me suis alors fait attaquer par Perra sur Twitter sans pouvoir lui répondre car il m’avait bloquée, puis il est allé parler de moi à des collègues pour leur dire que j’étais une sympathisante de l’anthroposophie. C’est ridicule, car je n’ai aucune sympathie pour ce mouvement de type new age et je ne connais pas d’anthroposophe. Très attachée à l’école républicaine, je ne mettrais jamais mes enfants dans une école Steiner, mais cela ne m’empêche pas d’être effarée de l’importance qui est donné à ce personnage. » Elle l’observe en premier lieu chez ses confrères. « Quand j’entends un journaliste parler de l’anthroposophie, le nom de Perra revient systématiquement. C’est quasiment toujours mono-source, et l’attention portée à ce mouvement est devenue considérable. Or si j’ai trouvé assez extraordinaires les écrits de Perra, avec l’impression de lire un roman, ce qu’il dit est très fragile et repose essentiellement sur sa personne. Cela pose donc un problème d’en revenir toujours à lui en croyant ce qu’il dit. D’autant que l’on a quand même deux écoles sous contrat, et s’il y avait un vrai scandale, l’Etat les aurait rompus. Mais comme personne n’a envie d’être associé à l’anthroposophie, moi comprise, son discours passe. »
« Perra se comporte comme un gourou et est devenu l’ayatollah de l’anti-anthroposophie, une lutte dans laquelle on est soit avec lui, soit contre lui »
Une journaliste anonyme
Personne n’a sans doute non plus envie de se voir dénoncer à son patron pour « proximité douteuse », ce que Perra a fait l’été dernier avec Marie-Estelle Pech en interpellant sur Twitter Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne. Il lui a demandé si elle cautionnait le fait que sa rédactrice en chef relaie les « allégations mensongères et diffamatoires d’une dérive sectaire ». En réponse à un tweet de Perra qui, l’ayant entendue parler sur France info d’un sujet tout autre, prétendait encore qu’elle avait été sollicitée par des écoles Steiner auxquelles elle serait « toujours fidèle », Marie-Estelle Pech venait de clarifier sa position et le contenu de son article de 2019, en ajoutant un point qu’elle n’avait pas indiqué dans son papier : lors du procès, il avait été fait mention d’une accusation d’agression sexuelle émanant d’une élève. Un fait avéré, que Perra est parvenu à assimiler à une « allégation mensongère et diffamatoire » constituant la « propagande noire » d’une secte.
« C’est totalement délirant, aberrant », estime une autre journaliste devant le traitement réservé à Grégoire Perra par ses confrères et par la Miviludes. Elle a eu l’occasion de le rencontrer et de l’interroger, mais s’exprime anonymement, redoutant les réactions d’un homme qui s’en est déjà pris à elle sur Twitter, avec le soutien de ses fidèles. « Il se comporte comme un gourou et est devenu l’ayatollah de l’anti-anthroposophie, une lutte dans laquelle on est soit avec lui, soit contre lui, relève-t-elle. Mais ses arguments ne tiennent pas car on ne voit pas où serait vraiment la menace, ou même l’emprise, avec ces écoles Steiner. Il sort des histoires de touche pipi entre enfants ou des cas de harcèlement, qui existent en fait dans toutes les écoles. Mais comme Rudolf Steiner a développé une pensée loufoque et étrange, il s’en sert pour activer un fantasme français autour du phénomène sectaire, en l’exacerbant. Ce qui pose tout de même question au niveau de la liberté pédagogique et de conscience, personne n’étant obligé de mettre ses enfants dans ces écoles. » Et Marie-Estelle Pech d’ajouter à cette réflexion de sa consœur anonyme que « les problèmes posés par une poignée d’écoles Steiner hors contrat ces dernières années (insécurité, enseignants peu ou mal formés, programmes scolaires lacunaires) sont en fait classiques dans le hors-contrat, où les écoles sont souvent très fragiles financièrement et sur le plan pédagogique. Or on en fait systématiquement des papiers avec les écoles Steiner, tandis que si une école Montessori ferme, personne n’en parle. » Là encore, l’effet Perra.
Une exception française
Certains diront qu’il n’y a pas que Perra, que d’autres dénoncent l’anthroposophie à travers le monde. Dans plusieurs pays, il existe en effet des opposants à ce mouvement, des anciens élèves ou pédagogues d’école Steiner devenus des détracteurs. Comme Perra, ils peuvent pointer des citations de Rudolf Steiner ou décrire l’anthroposophie comme une pieuvre avançant masquée. Des écoles plus ou moins liées à la pédagogie Steiner ont aussi pu connaître des dérives, des dysfonctionnements ou des faits divers malheureux, que les opposants auront tendance à interpréter comme le résultat d’une dangereuse doctrine. Un tribunal jugerait probablement que prétendre cela relève de la liberté d’expression, d’un débat public éventuellement d’intérêt général. Mais le fait que ces opposants se rejoignent sur différents points ne leur donne pas pour autant raison. Cela n’enlève surtout rien à ce qui a été exposé sur le discours et le comportement de notre repenti national.
J’ajouterai qu’aucun de ces détracteurs n’a obtenu, dans son pays, une influence comparable à celle de Perra en France, où il a été adoubé par une mission interministérielle et médiatiquement considéré comme la référence indiscutable. Ce qui fait de lui un cas unique, typiquement français. Avec comme résultat une stigmatisation et une mise à l’index officielle, également uniques au monde, pour cette anthroposophie accusée de tous les maux par le « lanceur d’alerte » estampillé par la Miviludes, cet organisme public lui aussi unique en son genre dans le monde. Sur la base du témoignage de Perra et d’articles de presse à charge, la mission porte ainsi dans son dernier rapport de graves accusations sur les écoles Steiner et la médecine anthroposophique, tout en usant et abusant du conditionnel, sachant que ce qui est avancé n’est généralement ni avéré ni représentatif. Néanmoins, le préjudice créé est lourd, et il résulte directement de la légitimation par la Miviludes d’un Grégoire Perra qui appelle à l’interdiction de l’anthroposophie et de ses déclinaisons. Une telle décision n’aurait qu’un précédent dans l’histoire internationale : celle prise par le régime nazi. Et cela pour une anthroposophie à propos de laquelle le rapport parlementaire sur les sectes de 1995 avait conclu à une « innocuité objective », ne la retenant pas parmi les 173 mouvements sectaires listés. Mais avec Perra, elle serait devenue le plus inquiétant.
Par “rationalisme”, et crainte ou hostilité pour l’ésotérisme, on était prêt à croire aux invraisemblances les plus criantes, aux mensonges les plus grossiers
Comme je l’ai déjà indiqué, cette enquête n’a toutefois pas pour objet l’anthroposophie ou les écoles Steiner et ne cherche pas à rétablir la vérité sur ces dernières. Elle traite simplement de ce phénomène de mésinformation que constitue Grégoire Perra, à travers l’influence qu’il a exercée et ce qu’il révèle. D’abord une exceptionnelle démonstration de biais de confirmation, car le repenti a su tenir un discours qui confortait des opinions ou des préjugés. A la Miviludes comme à l’UNADFI et dans la sphère sceptique, sa dénonciation catastrophiste et paranoïaque de l’anthroposophie a manifestement été bienvenue car elle permettait de s’en prendre à un mouvement et à des écoles censés incarner une irrationalité perçue comme dangereuse. Par “rationalisme”, et crainte ou hostilité pour l’ésotérisme, on était visiblement prêt à croire aux invraisemblances les plus criantes, aux mensonges les plus grossiers proférés par un lanceur d’alerte autoproclamé, inscrit dans le combat contre les dérives sectaires. Ce qui lui a permis d’obtenir de la reconnaissance et d’accumuler les fidèles.
« Quel parcours ! », a d’ailleurs tweeté le repenti le 31 janvier dernier, en rappelant sa trajectoire lancée treize ans plus tôt par la publication de son témoignage pour l’UNADFI. Il l’illustrait, en guise d’aboutissement, d’une photo de l’Assemblée nationale où se préparait le projet de loi sur les dérives sectaire. Perra y était présent, comme victime et expert, entendu au plus niveau, et saluait les « combattantes et combattants » qu’il avait « vu affronter les anthroposophes sans jamais fléchir et en les regardant droit dans les yeux ». Notamment le zététicien Thomas Durand, ses fidèles Kalou, Stéphanie de Vanssay et Cyril Gambari, mais aussi l’ex-secrétaire d’État Sonia Backès et son conseiller Bastien Vandendyck, ou encore l’ADFI des Yvelines, à savoir Marie Drilhon. Autant de personnes qui ont refusé de me voir et de s’exprimer sur Grégoire Perra après que celui-ci m’a accusé d’être anthroposophe.
Faux témoignage en bande organisée
Deux jours avant le début de la publication de cette enquête, et trois jours après que j’en ai prévenu son avocat, Perra a posté sur son blog un nouvel article de son cru. Intitulé « Le faux témoignage en bande organisée chez les anthroposophes », il avait très certainement pour objectif de discréditer mon travail avant sa parution, donc sans avoir à y répondre. Perra y écrit que je suis le nouveau « journaliste déclassé » chargé par les anthroposophes de leur « basse besogne » consistant à diffuser de faux témoignages sur lui, moyennant rétribution, habituellement non déclarée. Evidemment lancé avec « le feu vert du Goetheanum », le siège mondial de la Société anthroposophique, ce genre d’opération serait élaboré et programmé lors de réunions secrètes auxquelles participeraient « les personnes amenées à prendre la parole publiquement, ou à endosser la responsabilité de la diffamation ». J’aurais donc dû en être, mais n’ai malheureusement pas été invité dans ces rencontres occultes où des dirigeants anthroposophes commenceraient par lire à haute voix « des mantras de Rudolf Steiner » afin de « conférer à ces moments un caractère solennel et sacré ». Cela se déroulerait sous la direction d’un « maître de cérémonie » chargé de « prendre les décisions finales », et ensuite d’assumer de « lancer l’attaque et de piloter la campagne de diffamation ». Celui qui aurait donc au moins dû me livrer le contenu de mes papiers et me payer, dont Grégoire Perra serait bien aimable de m’indiquer l’identité.
Je pourrais détailler le contenu de ce billet qui constitue à la fois un summum et un condensé du style Perra. Avec beaucoup de longueurs mais rien de consistant, et des incohérences, des contradictions, de l’hypocrisie, de la calomnie, des énormités et de l’invention. J’ai déjà remarqué que Perra semble parler de lui quand il prête aux anthroposophes toutes sortes de comportements réprouvables. Serait-ce encore le cas avec cette dénonciation d’un faux témoignage en bande organisée ? Le sien est en effet clairement faux et trompeur sur beaucoup des points, mais il a été diffusé comme la vérité par ses fidèles.
Le cas Perra, c’est un monde à l’envers révélateur de notre époque où le rapport à la réalité est faussé
En tout cas, Grégoire Perra ne montre guère de limites à son délire dans ce dernier billet, comme si la justice lui avait octroyé la liberté de fantasmer, ou de se révéler. Son cas personnel relève peut-être de la psychiatrie, mais finalement, le problème, c’est le crédit et l’importance accordés à un tel personnage par des autorités publiques, des journalistes et des chantres de la zététique qui se veulent des partisans de la méthode scientifique et de la rationalité, pourfendeurs des fausses croyances et des fake news.
Le cas Perra, c’est en fait la manifestation d’une faillite de l’esprit critique, et d’un monde à l’envers révélateur de notre époque où le rapport à la réalité est faussé. Voilà qui devrait susciter un débat, d’intérêt général. Et d’actualité, le nouveau rapport de la Miviludes ayant été annoncé le mois dernier par le ministère de l’intérieur pour « avant la fin de l’année ». Le témoignage de Perra y sera-t-il considéré comme aussi précieux que dans le précédent ? La Miviludes continuera-t-elle d’avaliser et de légitimer les accusations délirantes de ce gourou qui opère grâce à elle au cœur de la lutte anti-secte ? La mission interministérielle ne ferait alors qu’alimenter la suspicion de faux témoignage en bande organisée, suggérée par son témoin numéro un.
Merci pour cette enquête. Je suivais l'histoire de Perra depuis longtemps. La crédibilité et la complicité de Miviludes (et avant, le MILS) est stupefiant. Mais je n'arrive toujours pas à comprendre le fond de cette affaire, le pourquoi? Perra, c'est un fou. Mais pourquoi les médias, l'éducation nationale, le Miviludes l'écoutent, sans esprit critique? On m'a dit que c'est la franc maconnerie francaise qui est peut-etre derriere cet acharnment contre l'Anthroposophie... Qui sait?