Un gourou au cœur de la lutte anti-secte (3/6) : dans un monde parallèle
Du loufoque à l’inquiétant, Grégoire Perra dépeint les anthroposophes en puissants adeptes d’une doctrine à la fois fantaisiste et raciste. Un tableau virant au complotisme, et au monde parallèle.
Il existe un énorme décalage entre ce que Grégoire Perra propage depuis 2011 sur les écoles Steiner et le souvenir ou la connaissance qu’en ont d’anciens élèves ou des parents dont les enfants y ont été scolarisés. J’ai eu l’occasion d’en interroger quelques-uns, et aucun n’estimait avoir subi un endoctrinement. A la Miviludes et à l’UNADFI comme dans nombre de médias, Perra est néanmoins le témoin privilégié avec sa théorie de l’endoctrinement subtil qui s’accompagnerait depuis des décennies de toutes sortes de maltraitances, liées à cet endoctrinement. Sans que quiconque ne s’en soit plaint dans notre pays avant lui, comme si les victimes avaient été contraintes au silence par une secte. Et ce alors que la plupart des élèves de ces établissements privés ne sont pas des enfants d’anthroposophes, et ne le deviennent pas eux-même à leur sortie. Le parcours de Perra fait plutôt figure d’exception à cette réalité commune, mais sa « réalité » prime aux niveaux institutionnels et médiatiques. Ce narratif, pourtant invraisemblable, selon lequel des parents, dont le profil-type est celui de bobos soucieux de l’épanouissement de leur progéniture, auraient accepté sans broncher que cette dernière soit mal traitée de façon récurrente.
Quand le bac vire au cauchemar
Dans une école, la première maltraitance consisterait à dispenser une éducation lacunaire conduisant à l’échec. Grégoire Perra n’a donc manqué de s’en prendre aux résultats du bac, symbole de la réussite scolaire. Dans son témoignage pour l’UNADFI, il affirme qu’« à peine 40 % des élèves réussissaient cet examen » dans l’école où il enseignait. J’aurais voulu que Marie Drilhon, celle qui a recueilli ce témoignage, m’explique de quelle façon Perra avait pu étayer ce chiffre. Car d’après les archives de l’école Perceval, environ 60 % des élèves obtenaient le diplôme entre 2005 et 2007. Un taux en nette hausse après le départ du prof de philo, avec 69 à 93 % de réussite de 2008 à 2012. Le pourcentage a encore crû ces dernières années : les écoles Steiner présentant des élèves au bac ont atteint le chiffre flatteur de 100 % d’admis. Leur fédération communique évidemment sur ces taux de réussite, suscitant la réaction de Grégoire Perra, qui prétend révéler sur Twitter « quelle réalité se cache derrière ».
Pour dévoiler la réalité des derniers résultats au bac, l’ancien prof de philo raconte ce qui se serait déroulé dans les années 1980 dans l’école où il était scolarisé, à Verrières-le-Buisson. Elle venait de passer sous contrat avec l’Education nationale, et aurait brusquement adopté une nouvelle politique d’orientation en raison des subventions publiques « conditionnées aux résultats aux examens ». Alors que l’on se moquait jusqu’alors du bac, des taux de réussite élevés seraient devenus la priorité, s’accompagnant d’une sélection ultra-brutale lors d’entretiens d’orientation réalisés en fin de classe de seconde, « dans une cave de l’école », précise-t-il pour finir de planter le décor. « Les deux tiers de ma classe, je dis bien les deux tiers, furent ainsi congédiés en milieu d’année scolaire », certifie Perra, qui venait pourtant de situer cette terrible épreuve en fin de seconde. « Je les revois encore aujourd'hui, sortir de l'entretien en claquant la porte, hurlant de douleur » et allant « pleurer dans la forêt qui constituait la cour de récréation ! », larmoie-t-il en illustrant son propos d’un gif qui semble tiré d’un film d’horreur symbolisant cet odieux sacrifice humain. Résultat, « l'année suivante, nous n'étions plus que 12 élèves, d'une classe qui en avait comporté 40. » Telle serait « la réalité qui se cachait derrière ces 100% de réussite au baccalauréat que notre école Steiner-Waldorf a pu fièrement afficher un an plus tard ! »
Problème : on parle là d’élèves de seconde qui ne risquaient pas d’avoir le bac l’année suivante, ni même celle d’après en le préparant à Verrières-le-Buisson. Le cursus scolaire s’y arrêtait en effet en première. Ce n’est qu’en 2018 qu’une classe de terminale a été créée là-bas, 30 ans après que Perra fut parti à Chatou finir sa scolarité et passer le bac. A la lecture de son récit catastrophe censé révéler comment les écoles Steiner obtiennent aujourd’hui, de façon honteuse, 100 % à cet examen, il semble surtout avoir oublié ce que fut son parcours de lycéen.
« C’est tout simplement grotesque, réagit Christophe Dekindt à la vue du récit de son ancien camarade de classe. Comme tous les élèves, j’ai bien eu un entretien avec mes parents et deux professeurs, en fin de niveau de troisième, pour décider si je restais dans cette école. Mais cela n’avait pas lieu dans une cave, et le choix se faisait librement. C’est toujours le cas, comme je l’ai vu avec mes enfants : les deux aînés ont décidé de quitter l'école, les deux plus jeunes ont choisi de rester. Sinon, nous n’avons jamais été 40 en classe, probablement même pas 30. »
Sur les photos de classe de l’époque, on observe tout de même une baisse sensible de l’effectif entre la seconde et la première, de 19 à 12 élèves, soit une diminution d’un tiers plutôt que de deux. Une désaffection habituelle dans ces écoles où beaucoup choisissent de partir après la troisième ou la seconde. Mais si Perra prétend que les élèves « sacrifiés » étaient incapables de travailler et « nuls dans toutes les matières », ceux qui quittent les écoles Steiner à cet âge auraient plutôt le profil de bons élèves, désireux de rejoindre un lycée mieux côté pour avoir une chance d’intégrer une grande école. En sachant que chez Steiner, la règle est de garder tous ceux qui le veulent, et on récupère des élèves qui se sont faits virer de partout.
Une vision doctrinale et sélective
Ce récit cauchemardesque d’une politique d’orientation allant à l’inverse de ce qui se pratique montre encore comment Grégoire Perra crée, à partir d’éléments factuels réels, un narratif trompeur confortant sa posture de “lanceur d’alerte”. Son procédé n’est pas toujours aussi grossier et mensonger ; il peut relever davantage de l’interprétation. Par exemple, quand il croit discerner des rituels anthroposophes cachés dans les fêtes qui rythment l’année scolaire à la Saint-Michel, à Noël ou à la Saint-Jean. Ou dans des usages découlant de l’œuvre et de la conception du monde de Rudolf Steiner, comme certaines « paroles » prononcées par les élèves à certains moments de la journée ou de l’année, que Perra assimile à des prières. Il interprète aussi à sa façon la pratique de l’eurythmie, une sorte de mélange de gymnastique et de danse, censé relier l’activité de l’esprit et celle du corps à travers des mouvements renvoyant à des formes géométriques ou à des lettres. Liée à l’anthroposophie et à son fondateur, l’eurythmie pratiquée dans les écoles est présentée par Perra comme un outil de recrutement permettant d’enseigner « certaines idées ésotériques de Rudolf Steiner » ainsi qu’une « idéologie cachée de la supériorité de la culture européenne » qu’il assimile à un « colonialisme spirituel et artistique imposé en douceur ». Ce qui pourrait apparaître comme de l’activité corporelle devient ainsi un moyen de diffuser auprès des élèves une doctrine anthroposophique dont Perra dénonce par ailleurs l’irrationalité ridicule, mais aussi le racisme, en s’appuyant sur des citations de Steiner.
Par exemple, dans son article en réponse à celui de Slate évoqué dans la partie précédente de mon enquête, outre ses descriptions mensongères de l’allocution de la responsable de la pédagogie Montessori et du défilé de fin de scolarité de la future styliste Anne Willi, Perra prétend que la doctrine ésotérique anthroposophe affirme « que le Christ est descendu du Soleil, que ce sont les Gnomes qui font pousser les plantes, que le Bouddha s’est réincarné sur Mars, que l’Atlantide n’est pas un mythe, mais un continent où les hommes avaient des corps cartilagineux capables de s’étendre à volonté, que les Blonds ont une intelligence cosmique, que les Nègres pensent avec leur cerveau arrière, qu’une femme blanche qui lit un “roman nègre” alors qu’elle est enceinte pourra avoir un enfant tout gris, que les dinosaures étaient en fait des dragons cracheurs de feu, que la Terre s’est déjà réincarnée quatre fois, ou que ce sont les dieux qui ont inspiré à Steiner sa pédagogie… » Des allégations oscillant entre le farfelu et le problématique tirées de citations de Steiner constituant, selon Perra, la doctrine anthroposophe. Y figurent notamment des passages où il est question de races ou de juifs, ce qui lui permet d’affirmer que la doctrine anthroposophe est raciste et antisémite. Sans rappeler que ces propos de Steiner sont à replacer en Allemagne à une époque coloniale où Jules Ferry avait préconisé d’aller « civiliser les races inférieures ». Ni préciser qu’ils entrent en contradiction avec le contenu de livres de Steiner où l’on trouvera plutôt des passages de ce type : « Rien ne fera davantage glisser l’humanité sur la pente de la décadence que la diffusion d’idéaux fondés sur la race, sur le peuple, sur le sang. » Dans sa vision à charge, Grégoire Perra n’indique évidemment pas non plus que l’école Steiner-Waldorf du Cap, en Afrique du Sud, réunissait, au temps de l’apartheid, des enfants blancs et noirs dans une même classe. Ou que ces écoles se développent depuis une vingtaine d’années en Israël où l’une d’elles a été désignée « école exceptionnelle » par le ministère de l’éducation en 2018.
Un empire en devenir
« Il suffit de lire Steiner pour voir que tout ce que je dis est confirmé par Steiner lui-même », soutient Grégoire Perra dans une interview à La Tronche en biais, du zététicien Thomas Durand. Or une vision tronquée de ce qu’a pu dire le penseur occultiste ne suffit pas à établir que l’anthroposophie ou les écoles Steiner sont le théâtre habituel de méfaits d’endoctrinement et de maltraitance. Perra ne démontre pas davantage que les croyances farfelues qui, selon lui, constitueraient la doctrine ésotérique anthroposophique, sont véritablement adoptées par les anthroposophes. Ni que ces derniers appliquent de façon commune des comportements qu’il prétend être les leurs, tels que le bannissement du chocolat, l’utilisation d’un bain chaud comme mode de contraception ou l’adoption d’un mode vestimentaire particulier. Les membres de la société anthroposophique interrogés à ces sujets se demandent où leur principal détracteur peut aller chercher tout ça.
Néanmoins, on croit Grégoire Perra, comme dans cette interview avec Thomas Durand qui avale tout ce que lui raconte le repenti sur les mœurs et les pratiques des anthroposophes, notamment qu’ils auraient une sexualité particulière, ce que Perra évoque d’emblée. Il allègue plus tard que l’on trouve chez Steiner des « idées bizarres liées à la sexualité », ce qui expliquerait que « la séduction sexuelle est absolument omniprésente » dans l’anthroposophie où « les rapports humains de base, la manière dont les gens vous regardent, vous touchent, vous parlent, c’est de l’ordre de la séduction sexuelle permanente ». Dans un article de son blog spécifiquement consacré aux mœurs sexuels dans les écoles Steiner, il écrit même que « la tentation pédophile et le risque de passage à l’acte » y sont « très élevés », comme une sorte de point culminant d’un tableau de débauche mêlant professeurs et élèves. Sans bien sûr indiquer qu’il est le seul professeur d’école Steiner à avoir été, en France, accusé d’agression sexuelle par une élève.
Toujours face à un Thomas Durand qui boit ses paroles, Grégoire Perra peut en revanche affirmer que l’anthroposophie compte « environ un million d’adeptes » quand on lui demande le nombre de membres, et qu’« elle progresse à une vitesse que l’on n’aurait pas crue possible ». Sans avoir besoin d’apporter le moindre élément factuel justifiant cette estimation vingt-trois fois supérieure à celle fournie par le siège mondial de la société anthroposophique. Peu importe, cela cadre si bien avec le narratif de Perra, qui ne se limite pas au descriptif d’un mouvement aux croyances douteuses et aux comportements sexuels particuliers. Il le dépeint aussi comme très puissant.
Selon Perra, les anthroposophes auraient déjà pris le pouvoir dans certains pays, comme dernièrement en Allemagne, et ils pourraient « le faire ailleurs le moment venu ». Forts de moyens financiers comparables à ceux d’un Etat ou d’une multinationale, ils disposeraient d’« agents dormants » placés à des postes-clés. En se diffusant dans la société sans que l’on ne s’en rende compte, notamment par le biais des cosmétiques Weleda ou des vins biodynamiques labellisés par Demeter, le mouvement anthroposophique constituerait un danger non seulement pour ses adeptes, mais « pour la civilisation dans son ensemble ». D’autant qu’en adoptant une « stratégie systématique de dissimulation », notamment de faits délictueux, le fonctionnement de l’anthroposophie et des écoles Steiner serait, toujours selon Perra, comparable « à un mode d’organisation de type mafieux ». Avec des anthroposophes dotés de « la faculté de se montrer suffisamment convaincants pour capter les héritages de nombreuses personnes », et qui auraient utilisé leur pouvoir électoral pour faire battre Ségolène Royal à l’élection présidentielle de 2007, ainsi que la secrétaire d’État Sonia Backes aux dernières sénatoriales. Deux responsables politiques défaites après s’être opposées à une anthroposophie dont la prise de pouvoir, en tant que colonne vertébrale d’un mouvement New Age appelé à former un « véritable empire, comme il a existé un empire communiste », apparaît à Grégoire Perra « malheureusement inévitable ». C’est du moins ainsi qu’il conclut son article sur la puissance des anthroposophes. Quelques lignes auparavant, il se montrait toutefois moins fataliste, estimant qu’« aujourd’hui, les forces en présence sont telles que la prise de conscience de l’influence et du caractère nocif de l’Anthroposophie est encore possible. Ce ne sera sans doute plus le cas demain. Alors, notre société sera irrémédiablement liée à la volonté de cette mouvance. » Un tableau d’ensemble qui relève du complotisme, prêtant à l’anthroposophie une quasi toute-puissance, que la lecture de Rudolf Steiner ne permet aucunement de confirmer.
Un film de science-fiction
Dans l’impossibilité d’interroger de vive voix Grégoire Perra, je lui ai fait parvenir, via son avocat, plusieurs dizaines de questions ayant trait à son parcours et à ses nombreux écrits ou déclarations. Le 23 octobre 2023, il m’a annoncé par SMS avoir répondu à toutes, et que son avocat allait me transmettre ses réponses. Elles ne se sont jamais arrivées. Grégoire Perra avait encore menti, lui qui présente cela comme une spécialité anthroposophe dans un article où il dresse un parallèle avec l’Empire de Star Wars, Dark Vador et son armée de clones masqués. Ce que seraient aussi les anthroposophes et leurs écoles Steiner, avec, sous leur masque, uniquement « le mensonge et les contradictions qui leur tiennent lieu d’être ». L’anthroposophie se masquerait elle-même par ses nombreuses émanations telles que la biodynamie, Weleda ou la Communauté des Chrétiens, et là, derrière ses masques, « toujours mensonge, tromperie, séduction, immoralité, dissimulation de comportements légalement répréhensibles, etc ». Il semble tellement parler de lui…
Face aux commentaires réfutant ou contestant les interprétations et accusations publiées sur son blog ou sur Twitter, Perra a employé une même méthode : suppression et blocage. Il s’est ainsi créé une bulle sans contradicteur, dans laquelle il peut dérouler un discours contenant des spéculations et des décryptages pas loin d’être aussi invraisemblables que ses meilleures citations de Rudolf Steiner. Mais ça passe, y compris à l’université Paris-Descartes où il a pu donner une conférence en y assurant « qu’il a vécu sa scolarité non pas dans une école mais dans un monastère » où « les professeurs ne font pas de cours mais prêchent » dans ce qui seraient en fait « des offices ». Une école qui, rappelons-le, est sous contrat avec l’Education nationale, et dont les parents de la plupart des élèves ne sont pas anthroposophes, mais livreraient donc leurs enfants à l’endoctrinement et à la maltraitance à longueur d’année, sans se douter de rien. « Cela pourrait faire un film de science-fiction superbe ! », en vient d’ailleurs à lâcher Perra, à force de décliner sa vision paranoïaque.
L’autre monde de Grégoire Perra
Le compte rendu que Grégoire Perra a livré d’une autre conférence tenue dernièrement dans l’agglomération de Troyes montre qu’il semble vivre dans un monde parallèle, avec ses fidèles. Le soir même, il relate qu’un anthroposophe a interrompu son intervention, et s’est avancé vers lui « de manière menaçante ». Alors que l’importun hurlait, Perra lui aurait dit : « Votre secte ne me fait pas peur ». Il décrit cet homme qui aurait « montré le vrai visage des anthroposophes » avec des « yeux troubles, envahis par la souffrance et les émotions ». « Entendre quelqu'un critiquer sa doctrine et les écoles Steiner-Waldorf lui était absolument insupportable », assure-t-il en diagnostiquant un individu « détruit psychiquement » par l’anthroposophie. J’aurais voulu voir ça !
Deux semaines plus tard, Perra poste une vidéo de l’« anthroposophe » venu perturber sa conférence. Il « s’était approché de moi pour hurler et me menacer, mais voyant qu'il ne me faisait pas peur et que je le filmais il finit par reculer », commente-t-il. A l’image, on voit un homme plutôt âgé, silencieux et pas menaçant, mais à l’air visiblement dépité de ce qu’il vient d’entendre. Ce que va finalement nous apprendre un enregistrement sonore publié par le fidèle Kalou, immédiatement repris par Perra. Ce dernier invite à écouter son échange avec celui qui serait venu l’invectiver et le menacer, attestant du « comportement lamentable » des anthroposophes.
Factuellement, on entend Perra raconter l’horreur et la maltraitance que représenteraient les écoles Steiner pour les élèves, car « ce n’est pas seulement les bagarres, les passages à tabac, c’est aussi les sévices, comme faire manger aux enfants leurs excréments, comme le fait de les taper... » C’est là qu’intervient le-dit anthroposophe. « Faut arrêter, c’est pas possible monsieur, objecte-t-il. J’ai eu mes enfants dans les écoles Steiner, ce que vous dites est absolument aberrant. On ne leur a jamais fait manger leurs excréments ni quoi que ce soit, et je n’ai jamais été endoctriné. Vous, vous avez peut-être été viré de l’école Steiner… Mais vous vous rendez compte de ce que vous dites ? » Et Perra de rétorquer : « Je dis ce que j’ai vécu et vous ne me ferez pas taire. Si vous n’êtes pas capable de l’écouter, c’est que vous avez un problème. Je ne me laisserai pas impressionner par votre secte. »
La retranscription sonore s’arrête avec une image de Goldorak, cette machine indestructible qu’est devenu Grégoire Perra pour ses fidèles. Des dizaines d’entre eux retweetent le post, et personne ne relève que l’homme n’avait en réalité rien de menaçant, ne hurlait pas, et trouvait seulement aberrant de présenter les écoles Steiner comme un lieu de sévices où l’on ferait manger leurs excréments aux enfants. Ce que parvient à faire croire Grégoire Perra. Ecouté et approuvé, jusqu’au sein du gouvernement.
« Il faut maintenant frapper fort ! »
Ainsi, quand Perra tweete que, « selon l’anthroposophie », les musiques rock ou métal « pervertissent la race française », sans préciser pourquoi, il tague la secrétaire d’État Sonia Backes. Et cette dernière like le message de celui qui a été accueilli en lanceur d’alerte aux premières Assises nationales de la lutte contre les dérives sectaires, tenues les 9 et 10 mars 2023. Un événement dont Sonia Backes fut l’instigatrice, et auquel a assisté Elise Hannart, une journaliste et réalisatrice, mère de deux enfants scolarisés à l’école Steiner de Verrières-le-Buisson. Se disant « pas du tout attirée par l’anthroposophie », mais appréciant « l’ambiance et la façon d’enseigner de cette école où l’on privilégie le bien-être des enfants et leur épanouissement dans la coopération », Elise Hannart était choquée par la présentation terrifiante propagée par Perra dans les médias. Un tableau déconnecté de ce qu’elle voyait tous les jours. Elle avait donc entrepris de réaliser un documentaire sur la pédagogie Steiner, et s’était fait accréditer pour assister à ces assises, afin de prendre en compte les accusations de dérives sectaires, que Perra a pu renouveler dans ce cadre officiel. De même qu’une de ses toutes proches, Stéphanie de Vanssay, conseillère nationale à la Fédération des syndicats de l'Unsa-Éducation, qui fait désormais figure d’experte des écoles Steiner, et qu’Elise Hannart a donc interviewée.
Interrogée face caméra, Stéphanie de Vanssay devient un peu confuse quand on lui demande qui sont ces victimes des écoles Steiner que Perra et elle évoquent si souvent, sans qu’on ne les entende. Elle demande alors à la réalisatrice son identité. Elise Hannart lui donne sa carte, et Stéphanie de Vanssay met fin à l’interview en interdisant l’utilisation de ses propos. L’histoire se poursuit sur Twitter, où Grégoire Perra annonce que « les participants et les services de la Miviludes ont découvert qu'une pseudo-journaliste, proche des écoles Steiner-Waldorf, dont la société de production est basée à Verrières-le-Buisson, avait réussi à s'infiltrer aux Assises des dérives sectaire ». Il ajoute que « ce comportement des anthroposophes » sera rapporté à Sonia Backes, et que « la République ne se laissera pas intimider par les manœuvres de l'Anthroposophie ! »
Le lendemain, Elise Hennart revient aux assises et assiste à la conférence de presse donnée par Sonia Backes et par le préfet Christian Gravel, président de la Miviludes. Elle les questionne sur le crédit accordé à Grégoire Perra et sur la réalité des victimes. En réponse, elle se voit qualifiée de personne ayant « visiblement une sensibilité particulière pour l’anthroposophie », de « militante des écoles Steiner ». Et confie à Raison sensible qu’ « à la fin de la conférence de presse, un conseiller de Sonia Backes est venu me demander de quitter les lieux alors qu’allait se tenir le discours de clôture ».
Perra poste alors sur Twitter que « cela fait peur » de constater qu’une « anthroposophe se faisant passer pour une journaliste » a pu s’introduire Place Beauvau « avec du matériel où aurait pu être cachée une arme ». Ce n’était qu’une réalisatrice accréditée avec sa caméra, mais pour Perra, « la République ne doit pas laisser passer cela, car sinon les anthroposophes vont s’enhardir et la prochaine fois il y aura des blessés, peut-être même pire ». Il livre le nom d’Elise Hannart en s’indignant de méthodes « abjectes », et dit connaître « ceux qui l’ont envoyé » et l’école à laquelle elle est liée. « Plus qu’il n’en faut pour savoir où frapper », souligne-t-il en taguant le Comité interministériel de prévention contre la délinquance, la radicalisation et les dérives sectaires, dirigé par Christian Gravel. « Et il faut maintenant frapper fort ! », conclut Perra, comme dans un film, en précisant que « l’affaire est remontée très haut » et que les anthroposophes vont « prendre cher pour cette tentative de pénétration du ministère de l’Intérieur ».
Douze jours plus tard, Sonia Backes est sur le plateau de Public Sénat pour une émission consacrée à la lutte contre les nouveaux gourous, avec un zoom sur des écoles Steiner sous surveillance. En introduction est diffusé un reportage dont le seul intervenant est Grégoire Perra, revenu aux abords de l’école de Verrières-le-Buisson. Là où pendant les cours de sports auraient eu lieu les sévices entre élèves avec « des passages à tabac systématiques, des blessures, des exactions sexuelles... » Histoire de frapper fort sans doute, Perra ajoute, pour la première fois, un nouvelle élément : « Ils nous faisaient manger nos excréments ». Et tout cela se serait passé « sous le regard des professeurs », précise le commentaire de Public Sénat. Mais que fait la police dans le monde de Perra ? Et la justice ?