Les antidépresseurs entre mythes et réalités (2ème partie)
Suite du débat avec les docteurs Hoertel et Perino sur ces antidépresseurs à l’effet encore incompris. Ce qui pose de multiples questions, même si le vrai fléau psychotrope serait ailleurs.
Le médecin et essayiste Luc Perino et le professeur en psychiatrie Nicolas Hoertel prolongent aujourd’hui, dans votre lettre Raison sensible, leur discussion inspirée par deux tribunes publiées l’été dernier. La première portait sur cinq supposés mythes à propos des antidépresseurs que la psychologue clinicienne Natalina Salmaso avait voulu démonter. Ce à quoi la journaliste scientifique Maryanne Demasi et le professeur de médecine Peter Gøtzsche ont répondu en soutenant que les réticences à prendre ces médicaments psychotropes étaient bel et bien justifiées.
Dans la première partie du débat, Luc Perino souligne que les études cliniques ne justifient pas une prescription à une population plus large que celle sur laquelle ont été obtenues les preuves d’une efficacité relativement limitée. Nicolas Hoertel en convient, et recommande un usage cantonné aux épisodes dépressifs caractérisés, tout en estimant que l’on ne dispose pas de preuves pour soutenir que ces médicaments présenteraient un danger pouvant se manifester par des comportements suicidaires ou violents chez ses utilisateurs. Un risque face auquel alerte l’association ACOPAV, présidé par le médecin lyonnais.
Un mécanisme d’action toujours inconnu
L’échange se poursuit en partant de ce risque de comportement violent que pourrait favoriser des psychotropes, avant d’évoquer la question de la dépendance susceptible de conduire à assimiler les antidépresseurs à des drogues. Des médicaments dont on ne sait pas comment ils agissent, bien que pendant des décennies, on a entendu affirmer qu’ils soignaient la dépression en influant sur la présence d’un neuromédiateur, la sérotonine. Ce qui a fini par être également réduit au rang de mythe, d’une façon sans doute encore trop manichéenne, et en oubliant que les antidépresseurs ont avant tout été des médicaments repositionnés. Nicolas Hoertel le rappelle, lui qui a découvert pendant la pandémie un surprenant effet des ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de sérotonine) sur le covid.
Le repositionnement des médicaments contrecarré par des agences de régulations sous influence de l’industrie pharmaceutique et de sa logique donnerait assurément matière à un autre débat. Raison sensible ne l’évoque aujourd’hui que brièvement, s’en tenant à l’usage entre mythes et réalités de ces ISRS comme antidépresseurs. Avec pour commencer un point d’accord entre nos deux médecins : le vrai scandale de la psychiatrie est ailleurs. Dans l’abus d’anxiolytiques que sont les benzodiazépines présentées à la fin de la première partie par Nicolas Hoertel comme « un vrai fléau ».
Nicolas Hoertel, pourquoi dites-vous que les benzodiazépines constituent un fléau ?
Nicolas Hoertel : En raison de leur mésusage. Alors que la France se situe dans la moyenne basse des 28 pays de l’OCDE en termes de consommation d’antidépresseurs, elle est le deuxième pays européen consommant le plus de benzodiazépines, derrière l'Espagne. Elles représentent environ la moitié de l’ensemble des psychotropes prescrits en France, ce qui est particulièrement préoccupant pour des molécules dont l’indication principale est le traitement symptomatique, et donc non curatif, pour une durée courte, des manifestations anxieuses et des troubles occasionnels sévères du sommeil. Des médicaments non dénués d’effets indésirables, particulièrement lorsqu’ils sont pris d’une manière prolongée. En cas de mésusage, ils peuvent notamment s’accompagner de troubles de la mémoire, d’effets sédatifs majorant le risque de chute, de dépendance physique et psychique avec des symptômes de sevrage à l’arrêt à type d’insomnie, d’anxiété, d’irritabilité, de céphalées, de douleurs musculaires, voire parfois d’agitation et de confusion. Des troubles du comportement peuvent également être observés, à type de désinhibition et d’impulsivité, ainsi qu’une majoration possible du risque de comportement suicidaire.
Luc Perino : Les notices du Vidal ont pourtant longtemps conseillé de prescrire des tranquillisants au début d’un traitement antidépresseur. Je me réjouis de constater aujourd’hui que ce n’est plus le cas. Cependant, cette idée est restée ancrée dans la tête de nombreux vieux médecins.
NH : Pour le traitement de la dépression caractérisée, le Vidal dit maintenant que « le patient doit être informé sur le fait qu'il n'est pas recommandé d'associer systématiquement des anxiolytiques aux antidépresseurs ». Mais on peine toujours à lutter contre une sur-prescription de benzodiazépines, le plus souvent par des médecins généralistes, notamment dans les régions où l’on manque de psychiatres. Il est nécessaire de réfléchir aux raisons qui favorisent cette sur-prescription qui peut répondre à une demande des patients sous-estimant les risques liés au mésusage des benzodiazépines et les préférant aux antidépresseurs. Je pense que les idées reçues sur ces derniers y contribuent, ainsi qu’un traitement médiatique sur les « dangers des psychotropes » ne faisant pas ou très rarement la distinction entre les différentes classes de médicament. Mais le vrai sujet de santé publique à aborder en France, ce n’est pas selon moi les antidépresseurs mais bien le mésusage des benzodiazépines. Une question qui ne concerne pas seulement les psychiatres, mais tous les médecins, ainsi que les médias et les pouvoirs publics.
LP : Je suis d’accord ! Mais c’est à vous les psychiatres d’influer sur le ministère de la Santé pour qu’il soit strictement interdit de prescrire une benzodiazépine avec un antidépresseur. Il faudrait même faire dérembourser ces benzodiazépines qui sont une catastrophe absolue. Les antidépresseurs ne sont rien à côté, même si je m’oppose à l’excès de prescription. Mais les benzos, il faut les supprimer du marché !
Je suis stupéfait de la mollesse de nos ministères face au problème des benzodiazépines
L. Perino
NH : Je ne suis pas pour interdire un médicament utile dans une indication précise au prétexte qu’il soit dangereux en cas de mésusage. Cela s’appliquerait dans ce cas également à la morphine et à bien d’autres médicaments ! L’efficacité rapide des benzodiazépines contribue d’ailleurs à ce que les patients réclament souvent leur renouvellement auprès de leur médecin. Mais il faut réaffirmer que ces benzodiazépines, tels que le Seresta, le Valium, le Xanax et le Lexomil, pour citer certaines des plus connues, ne traitent pas la cause, et doivent être prescrites en respectant strictement leurs indications respectives et les limites de durée, après information claire des patients sur les risques en cas de mésusage.
LP : C’est extraordinaire que l’on ne vende pas des boîtes de deux comprimés de benzodiazépines, car c’est vrai que c’est purement miraculeux en cas d’attaque de panique. Mais on doit la prendre pendant un jour, voire une heure. Il faut aussi les retirer comme somnifère. Pour cela, on a toutes les preuves depuis longtemps sur les personnes âgées comme sur le reste de la population. Je suis stupéfait de la mollesse de nos ministères face à ce problème. Les antidépresseurs sont un sujet beaucoup plus complexe, mais les benzodiazépines, c’est très simple.
Pour revenir aux antidépresseurs, notre sujet du jour, le site de l’association ACOPAV dit qu’ils peuvent être associés à des actes de barbarie en laissant entendre qu’ils pourraient influer sur la personnalité de manière inquiétante...
LP : Si ce que dit Nicolas Hoertel est vrai, on va devoir modérer nos propos. Mais j’ai eu personnellement comme patients deux cas de père de famille qui ont assassiné femme et enfants à coup de hache environ deux semaines après la prescription d’antidépresseurs. Cela n’a certes aucune valeur statistique, mais pose des questions car dans les deux cas la personnalité de ces sujets ne semblait pas prédisposée à de tels actes. On ne peut en fait pas imaginer un cerveau normal faire ça, et même malade, alors on a toujours tendance à penser que cela a pu être favorisé par une drogue, que ce soit des antidépresseurs, de l’alcool ou je ne sais quoi. Et comme d’autres confrères ont pu vivre des choses similaires, cela alimente un doute qui est par ailleurs conforté par des enquêtes journalistiques qui rapportent un nombre de cas franchement inquiétant et estiment que la plupart des crimes de masses sont commis sous influence de psychotropes. Mais tout cela relève plutôt de l’expérience vécue, pas de la statistique médicale, faute d’études.
NH : Mon activité clinique me conduit à prendre en charge régulièrement des patients hospitalisés sous contrainte pour des troubles du comportement sévères qui représentent un danger pour la sûreté de l’entourage et du patient lui-même. Cela peut malheureusement parfois mener à des actes de violence, mais rares sont les patients qui prenaient des psychotropes, à l’exclusion des benzodiazépines. La plupart de ceux qui avaient une prescription de psychotropes les avaient au contraire arrêtés depuis des semaines voire des mois. En revanche, la majorité de ces patients était à leur arrivée dans le service sous l’effet de toxiques, tels que la cocaïne, le cannabis, l’alcool ou les amphétamines. Je ne peux pas affirmer que ce que dit le docteur Perino soit impossible, ce mot étant proscrit en médecine car on peut tout voir, mais les études dont nous disposons ne retrouvent pas ce type de lien avec les antidépresseurs. Et il me paraît difficile d’affirmer, pour un patient prenant à la fois un médicament et des toxiques, que ses actes seraient principalement affectés par le médicament en question et non pas les toxiques.
LP : On ne peut jamais savoir, mais je déplore que les psychotropes ne soient pas systématiquement dosés dans le sang des auteurs d’actes violents. Cela serait quand même facile à faire.
NH : Dans notre service, nous les dosons régulièrement.
LP : Mais dans le cadre d’une instruction judiciaire, on dose les drogues illégales ou l’alcool, mais pas les médicaments.
NH : J’éviterais d’assimiler les psychotropes à des drogues. Ce n’est heureusement pas la même chose.
LP : Les médicaments qui agissent sur le cerveau sont incontestablement des drogues.
NH : Une drogue est un produit susceptible d’entraîner une dépendance physique et/ou psychique. Au sein des psychotropes, seules les benzodiazépines pourraient être considérées comme tel, pas les antidépresseurs.
Les antidépresseurs ne répondent pas aux critères de la dépendance, contrairement à une drogue
N. Hoertel
Cela nous amène au quatrième mythe : devient-on dépendant aux antidépresseurs ?
NH : Il faut déjà s’accorder sur ce qu’est la dépendance : elle correspond à une tolérance accrue, une consommation avec perte de contrôle et un usage continu d’une substance malgré des problèmes physiques et psychologiques causés ou exacerbés par celle-ci. La dépendance est sous-tendue par une pathologie affectant un ensemble de structures cérébrales, appelé « circuit de la récompense ». Par exemple, un patient présentant une dépendance à l’alcool en consommera progressivement de plus en plus pour ressentir le même effet et éprouvera de plus en plus de difficultés à consommer modérément. Il présentera des signes de sevrage le matin au réveil à type de tremblements, de sueurs, de nervosité que la consommation d’alcool fera disparaître. Il abandonnera progressivement ses sources d’intérêt et de plaisir au profit de la consommation d’alcool, et il lui sera difficile d’arrêter complètement quand bien même il serait conscient des problèmes physiques et psychologiques que l’alcool lui occasionne. Les antidépresseurs ne répondent pas à ces critères. Contrairement à une drogue, il n’y a pas de « craving » avec un antidépresseur, ce qui correspondrait à un désir compulsif de prendre le traitement, ni de difficultés à contrôler sa prise. Il n’y a pas non plus de tolérance, c’est à dire de besoin d’une quantité plus forte d’antidépresseur pour obtenir l’effet désiré, ni d’abandon progressif des sources d’intérêt et de plaisir au profit de la prise du traitement. Enfin, on ne poursuit pas le traitement en cas de survenue de conséquences nocives. Il est néanmoins déconseillé d’arrêter brutalement certains antidépresseurs, notamment ceux ayant une élimination sanguine rapide, afin d’éviter un phénomène assez rare appelé « syndrome d’arrêt des antidépresseurs », qui peut associer pendant quelques jours anxiété, irritabilité, bouffées de chaleur, symptômes digestifs, frissons, et fatigue. Mais la grande majorité des patients qui arrêtent leur traitement antidépresseur, parfois d’ailleurs par eux-mêmes sans prévenir leur médecin, ne ressentent aucun de ces symptômes.
LP : Pour les antidépresseurs, le mot dépendance n’est effectivement pas correct car elle n’est pas physique, physiologique, mais psychologique. Lorsque les gens les arrêtent, ils peuvent retrouver les symptômes qu’ils avaient auparavant, preuve que le médicament a effectivement été efficace. Mais le sevrage est à l’évidence beaucoup plus simple avec les antidépresseurs qu’avec les benzodiazépines. Avec ces derniers, on n’y arrive d’ailleurs pas, alors qu’avec les antidépresseurs, c’est d’autant plus facile qu’ils ont souvent été prescrits dans une mauvaise indication.
NH : Il existe également la situation, non rare en clinique, des patients qui ont retrouvé une vie familiale, professionnelle et sociale satisfaisante et qui ne souhaitent surtout pas arrêter le traitement antidépresseur alors même qu’un médecin le préconise. Non pas par dépendance, mais tout simplement par peur de revivre ce qui a été une période de souffrance terrible.
LP : C’est toujours la même chose : quand l’indication est bonne, ces faits sont réels. Le problème est la mauvaise indication, et le manque de surveillance des effets secondaires chez toutes ces personnes à qui le médicament a été mal prescrit pour lesquelles le rapport bénéfice-risque est clairement négatif.
Le médicament est toujours un premier recours avant de réfléchir à autre chose. C’est un problème général français
L. Perino
Il existerait enfin un cinquième et dernier mythe sur lequel s’opposent Natalina Salmaso et Peter Gøtzsche : l’idée que les antidépresseurs ne devraient être donnés qu’en dernier recours. Qu’est-ce qui justifie finalement la prescription ?
LP : Si j’écoute Nicolas, ce n’est pas un dernier recours car les psychothérapeutes privilégient les gens qui ont déjà un médicament. Donc ce serait un premier recours en France.
NH : Pas tous les psychothérapeutes, mais la plupart de ceux avec qui je travaille.
LP : Mais c’est un problème général français. Le médicament est toujours un premier recours avant de réfléchir à autre chose.
NH : La prise en charge idéale d’un patient présentant un épisode dépressif caractérisé est l’association des deux approches, médicamenteuse et psychothérapeutique. Je le propose donc d’emblée à mes patients car c’est ce qui a la plus grande probabilité de les aider. Et ceci est d’autant plus important que chaque jour en France, 25 personnes se suicident et 685 tentent de le faire. Bien que l’explication d’un suicide ne se résume jamais à une seule cause, le trouble dépressif, accessible à un traitement, en constitue le principal facteur de risque. Il est donc crucial de ne pas attendre une catastrophe ou bien l’aggravation des conséquences professionnelles, sociales et affectives liées au trouble, pour se dire qu’il aurait mieux fallu proposer immédiatement le meilleur traitement disponible.
LP : Pour ma part, je rappelle mon crédo général : pas de médicament sans diagnostic. Le problème avec la psychiatrie pour un vieux médecin comme moi, c’est que je n’ai eu que deux heures consacrées à cette discipline dans mes études de médecine. Mais beaucoup de psychiatres sont également mal formés. A Lyon, les psychanalystes sont très dominants et ceux qui font des études de psychologie n’ont que Freud à la bouche, ce qui est une mauvaise formation. Je pense aussi que l’on ne peut pas imaginer que tout trouble du corps et de l’esprit doive être traité par le médecin, mais les gens vont tout de même pour cela chez leur généraliste qui est lui même sous une pression énorme des visiteurs médicaux pour prescrire des médicaments. Des benzodiazépines assurément à tort, et des antidépresseurs très souvent à tort. Donc on se trouve dans une situation dramatique qui fait que des gens comme Gøtzsche ou moi n’avons pas d’autres solutions que de s’en prendre aux médicaments d’une manière générale. D’autant que dans le domaine particulier de la psychiatrie, les agences du médicament sont particulièrement soumises au marché. Face à ce constat, un professeur brillant tel que Gøtzsche finit par se radicaliser, ce qui n’est évidemment pas souhaitable si l’on veut conserver la rigueur scientifique.
Des études observationnelles montrent que la prise d’un antidépresseur est associée à une moindre mortalité
N. Hoertel
Qu’en est-il du risque lié à d’autres maladies ? Natilina Salmaso dit qu’une absence de traitement par antidépresseurs peut augmenter la survenue de certaines pathologies, ce que réfutent Peter Gøtzsche et Maryanne Demasi...
NH : Les données des études montrent effectivement des liens étroits entre la dépression caractérisée et la santé physique, notamment les pathologies cardiovasculaires, les cancers, le diabète et les pathologies respiratoires. Et là, je parle de personnes qui ne prennent pas de traitements antidépresseurs.
Gøtzsche ne le nie pas, mais il dit que l’usage d’antidépresseurs n’y change rien.
NH : Je conteste cette affirmation, d’autant qu’il s’agit d’un de mes champs de recherche. Plusieurs études observationnelles montrent que la prise d’un antidépresseur est au contraire associée à une moindre mortalité en population générale, chez des patients souffrant de pathologies psychiatriques chroniques et chez ceux ayant une hépatite virale B ou C ou infectés par le virus de la COVID-19. Une étude observationnelle montre également qu’une prise prolongée de certains antidépresseurs chez des patients présentant des troubles cognitifs importants est associée à un moindre risque de développer la maladie d’Alzheimer. Enfin, un essai clinique randomisé (ECR) montre que la prise pendant 6 mois d’un antidépresseur, l’escitalopram, par des patients à la phase aiguë d’un événement cardiovasculaire majeur, tel qu’un infarctus du myocarde ou un AVC, réduit fortement le risque d’en refaire un dans les 8 ans qui suivent. Ces études ne sont pas suffisantes pour affirmer que certains antidépresseurs devraient être prescrits dans les indications citées. Nous devons attendre les résultats d’autres études menées par d’autres équipes, mais il existe à ce jour une présomption d’utilité suffisamment forte dans la littérature scientifique pour rejeter l’affirmation du docteur Gøtzsche.
LP : L’action sur d’autres pathologies que la dépression existe probablement pour au moins deux raisons. Pour les maladies cardiovasculaires, une première explication réside dans la réduction du stress, un facteur de risque très important. La seconde est l’aspect anti-inflammatoire des ISRS. Dès que l’on réduit l’inflammation quelque part, on réduit aussi le risque pathologique d’une manière générale, ce qui constituerait un facteur de causalité.
Au niveau de la causalité, le principal mythe des antidépresseurs était-il en fait celui de la sérotonine ? Avec ces ISRS qui ont pour propriété d’inhiber sa recapture et donc d’augmenter la présence de sérotonine, on a présenté pendant des décennies le rôle de ce neurotransmetteur comme central dans la dépression. Un manque de sérotonine dans le cerveau en a été perçu comme la cause, bien que de multiples voix l’aient depuis longtemps contesté. Et finalement, une vaste étude a établi en 2022 que la relation entre la dépression et la sérotonine n’était absolument pas démontrée...
LP : Face une maladie multifactorielle avec de très nombreux facteurs de risques identifiés ou non, du génétique à l’environnement, on a pris l’habitude de mettre la lumière sur ceux pour lesquels on a trouvé un traitement médicamenteux, et pas sur les autres. Par exemple, pour les maladies cardiovasculaires, on parle du cholestérol car on a les statines. C’est probablement la même chose pour les maladies psychiatriques. Le manque de sérotonine n’est clairement pas le seul et unique facteur de la dépression. Il en existe assurément de nombreux, y compris parmi d’autres neuromédiateurs comme l’adrénaline, mais on dispose d’un traitement qui augmente le taux de sérotonine dans le sang. Il ne faut toutefois pas non plus tomber dans l’excès inverse en disant que la sérotonine n’a aucun rôle dans la dépression. C’est sans doute l’un des multiples facteurs.
On peut très bien observer qu’un médicament est efficace sans savoir pourquoi
N. Hoertel
La sérotonine n’est donc pas un mythe ?
NH : Je ne sais pas si l’on peut aller jusqu’à parler de mythe, mais l’article de 2022, rigoureux et publié dans une revue très sérieuse, conclut en tout cas que la preuve de l’implication de la sérotonine dans la dépression caractérisée n’est pas établie à ce jour, et qu’il est donc possible que l’hypothèse du déficit en sérotonine dans la dépression caractérisée soit fausse. La conclusion de ce papier a toutefois pu être mal comprise dans les médias où il a eu beaucoup d’impact. Car questionner la théorie sérotoninergique dans la dépression caractérisée, et donc le mécanisme d’action des antidépresseurs, ne remet absolument pas en cause l’efficacité de ces derniers, qui a été évaluée par des centaines d’ECR comparativement à un placebo. Autrement dit, on peut très bien observer qu’un médicament est efficace sans savoir pourquoi. Il est ainsi possible que l’utilité biologique des antidépresseurs soit médiée par autre chose que la sérotonine, et de nombreuses théories biologiques alternatives sont aujourd’hui à l’étude. Il est également important que rappeler, comme l’a fait le Dr Perino, que la dépression caractérisée est une pathologie multifactorielle, issue de l’interaction de facteurs pas seulement biologiques, mais également psychologiques, sociaux et environnementaux.
Mais pourquoi a-t-on pendant cinquante ans affirmé que l’utilité des ISRS face à la dépression était due à leur action sur la sérotonine ?
NH : Pour une raison qui concerne en fait la plupart des médicaments utilisés en psychiatrie. Les antidépresseurs sont des médicaments repositionnés, tout comme les antipsychotiques, issus du repositionnement de médicaments antihistaminiques, et le lithium, actuellement indiqué dans le trouble bipolaire mais initialement prescrit pour soigner la goutte. Le premier médicament qui a reçu la dénomination d’antidépresseur provient du travail de Nathan Kline, un médecin américain qui a observé que l’iproniazide, un antibiotique antituberculeux, avait un impact étonnamment positif sur l’humeur. Cette observation, confirmée par des études, a donné lieu à un changement de classe de ce médicament, d’antibiotique à celle nouvellement créée d’antidépresseur. Quel rapport avec la sérotonine, me direz-vous ? La mise sur le marché d’un médicament implique d’avoir un mécanisme d’action, même s’il est inconnu. Or, il a pu être observé que ce médicament inhibait les monoamines oxydases, des enzymes qui dégradent la sérotonine, la dopamine et la noradrénaline. Etant donné que cela augmentait putativement la concentration de ces neurotransmetteurs dans les synapses des neurones, un mécanisme était trouvé. Il ne restait plus qu’à démontrer au cours des décennies suivantes que l’activité de ces enzymes, et indirectement la concentration de la sérotonine dans le cerveau, expliquait la dépression caractérisée… ou pas. De nombreuses molécules ont été dérivées par la suite de l’iproniazide, permettant une nette amélioration de leur tolérance clinique, et elles ont été accompagnées d’une complexification des hypothèses mécanistiques de leur action sur la sérotonine. Cette histoire illustre en fait l’importance de la recherche sur le repositionnement des médicaments, très profitable sur les plans cliniques, économiques et environnementaux. Cette recherche mériterait donc d’être davantage reconnue et mieux structurée, de sorte qu’une répétition d’observations cliniques concernant un médicament repositionné puisse facilement aboutir à la mise en place des études précliniques et cliniques nécessaires, et ultimement à une AMM dans la nouvelle indication.
LP : Ceci montre aussi toute la difficulté de l’EBM. Elle n’arrive pas à faire la preuve que la sérotonine est efficace, tout en prouvant que les ISRS sont efficaces. L’important selon moi, c’est de ne pas laisser l’industrie pharmaceutique administrer tout ça et biaiser la recherche.
S’il ne se trouve pas en face de l’industrie, une puissance publique forte, cela part à la dérive et explique une consommation extrêmement forte de médicaments
L.Perino
L’influence de l’industrie n’est pas étrangère à ce que Nicolas a vécu pendant la pandémie en trouvant une utilité à ces antidépresseurs autre que celle prévue. Avec des chercheurs allemands, il a aussi montré un fonctionnement inattendu de ces molécules qui pourrait expliquer comment elles marchent face au covid mais aussi face à d’autres maladies, y compris la dépression. La logique industrielle n’était toutefois guère de chercher à repositionner des médicaments et les pouvoirs publics ont suivi cette même logique en ne permettant pas d’évaluer l’intérêt des ISRS contre le covid. Les publications de Nicolas et celles des chercheurs allemands suggèrent néanmoins que ces médicaments, dont l’usage comme antidépresseur est critiqué, pourraient bien avoir une utilité autre et être totalement sous-exploités pour d’autres pathologies…
NH : Dire que l’industrie pharmaceutique soit davantage intéressée par de nouvelles molécules, plus rentables, que par le repositionnement de médicaments existants, est difficilement contestable. Mais j’en veux moins aux industriels ayant un but lucratif, qu’aux agences de régulation des médicaments et aux pouvoirs publics qui pourraient faire le choix de davantage soutenir ce champ de recherche, surtout après tous les succès passés.
LP : Je passe mon temps à dire ça. Le comportement des agences de régulation constitue le vrai problème.
NH : Deux mesures pourraient être prises. Tout d’abord, dédier des moyens humains et financiers afin d’accompagner tout médecin qui identifierait une molécule potentiellement repositionnable dans la réalisation des investigations précliniques et cliniques nécessaires mais également dans la constitution du dossier de demande d’AMM dans la nouvelle indication, devenu particulièrement complexe. Une seconde mesure serait que l’indication des médicaments tienne compte du processus de sélection des participants des ECR qui ont permis l’AMM. Autrement dit, en lieu et place de « traitement antidépresseur », d’indiquer, par exemple, « traitement antidépresseur chez des patients âgés de 20 à 60 ans, ne présentant pas de trouble anxieux, de trouble de l’usage de substance, et d’affection hépatique, cardiaque et rénale ».
LP : Toutes les contre-indications.
NH : Les critères d’exclusion utilisés dans les ECR. Cela inciterait naturellement l’industriel à fournir des données complémentaires non pas seulement de tolérance, mais également d’efficacité du médicament, dans la population typiquement exclue des ECR. Des essais sur cette dernière pourraient également être réalisés de manière indépendante de l’industriel si l’on souhaite prescrire le médicament au-delà de la population pour laquelle il a été initialement évalué. Il en résulterait un vrai pas en avant pour les médecins et les patients.
Le pharmacologue Bernard Bégaud, qui a longtemps dirigé le groupe essai clinique de l’agence française du médicament, dit avoir au contraire constaté depuis une vingtaine d’année un abandon par les instances de régulation de l’évaluation des médicaments à l’industrie, sous l’influence de cette dernière. Or l’industrie ne mise pas sur le repositionnement mais plutôt sur de la nouveauté très rentable.
LP : Le problème est là : si on laisse l’industrie tout gérer, on ne va pas dans le bon sens. S’il n’existe pas en face une puissance publique forte, cela part effectivement à la dérive et c’est très inquiétant. C’est ce qui explique une consommation extrêmement forte de médicaments dans toutes les pathologies, et tout particulièrement en psychiatrie.