La cancérologie : une médecine à soigner
Face à des anticancéreux inefficaces, le pharmacologue Bernard Bégaud et l’oncologue Ivan Pourmir diagnostiquent une médecine malade de son abandon à l’industrie. Et disent comment y remédier.
Le constat est assez accablant : 68 % des anticancéreux approuvés entre 2006 et 2023 par la FDA, l’agence américaine du médicament, n’ont pas fait la preuve d’une amélioration de la survie des malades traités. C’est ce que signalait dernièrement sur Sensible Medecine l’oncologue Vinay Prasad en s’appuyant sur une étude publiée par son équipe ce printemps. Le chercheur y voyait le marque d’une faillite de l’évaluation des médicaments mis sur le marché touchant tout particulièrement le domaine du cancer, le plus lucratif.
La cancérologie a en effet connu depuis une vingtaine d’années une inflation tarifaire vertigineuse avec des traitements dont le coût dépasse usuellement les 100 000 dollars par an, un prix loin d’être forcément corrélé à leur efficacité. Des médicaments de plus en plus autorisés par les agences sanitaires américaines et européennes de façon précoce, avant qu’ils n’aient pu démontrer leur utilité pour les malades. Et très souvent, ils ne répondent ensuite pas aux espoirs placés en eux, comme l’a également décrit ce printemps une autre étude en concluant que « la plupart des médicaments anticancéreux bénéficiant d’une approbation accélérée n’ont démontré aucun bénéfice en termes de survie globale ou de qualité de vie dans les 5 ans suivant cette approbation ».
Raison sensible a donc souhaité faire à un état de lieux afin de mieux comprendre pourquoi des médicaments qui se révèlent inefficaces peuvent être prescrits dans la lutte contre ce fléau qu’est le cancer. En quoi est-ce symptomatique de dysfonctionnements systémiques dans notre rapport à la santé ? Et comment une médecine censée reposer sur des preuves, la fameuse EBM (Evidence Base Medicine), peut en fait se passer de ces dernières dans le plus grand intérêt de ceux qui, en pratique, fixent les règles en matière de prescription : les industriels du médicament.
Un échange d’intérêt public
Pour cela j’ai fait appel à deux experts dont l’avis et le conseil me sont précieux. D’abord le pharmacologue Bernard Bégaud qui a dirigé pendant une quinzaine d’années le groupe d’experts de l’agence française du médicament dédié aux essais cliniques, et préside aujourd’hui le conseil scientifique du groupement de pharmaco-épidémiologie EPI-PHARE. Auteur en 2020 de La France malade du médicament, Bernard y a décrypté, fort de sa longue expérience, l’abandon par les pouvoirs publics de la santé à l’industrie pharmaceutique, au détriment tant des malades que des finances publiques.
Jeune médecin et chercheur en immunologie, Ivan Pourmir est quant à lui un spécialiste du cancer, de son traitement et des moyens de l’évaluer. Depuis quelques années, il a signé comme premier auteur de multiples publications traitant plus particulièrement d’immunothérapie, la voie médicamenteuse la plus prometteuse en cancérologie, qu’il incite à optimiser tout en limitant ses effets indésirables et sa toxicité.
Dans cet échange, Ivan décrit de façon lumineuse un système idéologisé sous influence de l’industrie et des Etats-Unis, la référence incontournable en matière de traitement, la validation par la FDA faisant généralement office de sésame mondial. Tout simplement parce que le pays d’Oncle Sam est le marché principal d’une industrie de la cancérologie où l’on joue sur la peur de la mort pour vendre à prix d’or de la nouveauté thérapeutique peu éprouvée. Une autre approche serait pourtant possible pour utiliser au mieux les anticancéreux tout en s’ouvrant à des pistes négligées par une logique de rentabilité privée, comme le montre cette passionnante rencontre d’intérêt public.
Bernard, Ivan, êtes-vous étonnés par cette étude de Vinay Prasad qui constate qu’une grande majorité des anticancéreux approuvés par la FDA n’ont pas fait la preuve d’un bénéfice pour la survie des malades ?
Bernard Bégaud : Non. C’est relativement fréquent. Pour un domaine que je connais mieux, les anti-dépresseurs, si vous mesurez l’efficacité en vie réelle des médicaments approuvés, vous ne trouvez pas de différence avec rien ou avec un placebo. Car ils sont testés dans des essais cliniques pour des épisodes dépressifs majeurs, mais peu prescrits dans cette indication. Il y a en fait toujours une différence gigantesque entre l’essai déposé et l’utilisation qui sera faite. Généralement effectués par les firmes, les essais sont réalisés selon un design construit pour augmenter les chances de tomber du bon côté.
Ivan Pourmir : Et là, le papier de Vinay Prasad ne concerne même pas une absence de confirmation en vie réelle. Les essais cliniques eux-mêmes n’ont pas confirmé une augmentation de la survie des patients.
Le critère de base pour une maladie aussi mortelle que le cancer, comme le rappelle l’oncologue américain.
BB : C’est l’unique critère robuste.
IP : Initialement, on évaluait les anticancéreux sur leur capacité à permettre de vivre plus longtemps qu’avec un placebo ou le traitement standard. Ce que l’on appelle la survie globale. Mais la cancérologie a inventé d’autres définitions de la survie pour obtenir des résultats plus rapides. Des critères de substitution tels que la survie radiologique, définie par le temps pendant lequel le cancer reste stable ou ne grossit pas trop. On l’appelle la survie sans progression. Elle permet d’observer des événements radiologiques, le cancer qui a grossi plutôt que la mort de la personne, donc de faire des tests statistiques sans attendre des années qu’il y ait suffisamment de décès dans l’essai clinique pour pouvoir conclure sur l’efficacité en termes de survie. On le justifie aussi par le fait que les patients traités et ceux du groupe contrôle ne seront plus comparables à l’issue de leur participation à l’essai, s’ils reçoivent pour leur cancer d’autres traitements différents qui peuvent brouiller le message d’efficacité sur une survie globale. On fait l’hypothèse que la survie sans progression est ainsi plus représentative de l’effet biologique de l’anticancéreux. Mais s’il est séduisant d’avoir un résultat rapide et une présomption d’efficacité avec un médicament qui augmente la survie radiologique, je veux aussi pouvoir m’assurer qu’il prolonge finalement la vie des patients. Donc on donne un accès au marché précoce au médicament sur la base de son efficacité présumée par imagerie pour ne pas faire perdre de chance aux patients, et on attend tout de même que l’essai mature avec l’arrivée des événements fatidiques, en prévoyant une sorte de clause de revoyure pour savoir si les prémices d’efficacité au scanner ont été suivis d’une survie accrue. C’est ce qu’a regardé Vinay Prasad.
Le résultat d’essais cliniques qui n’étaient pas terminés quand on a mis sur le marché les produits testés, sans preuve solide de survie.
IP : Exactement. Cela peut se justifier en cas de cancer très grave avec rien d’efficace pour le soigner. Si un médicament diminue ou au moins retarde drastiquement sa progression en termes radiologiques, on n’a pas envie d’attendre cinq ans que l’essai soit terminé pour la survie globale, vu que l’on sera peut-être mort d’ici là. Encore faut-il que soit établi une forte corrélation entre cette survie radiologique et la survie globale dans votre situation. Or souvent, on diminue la taille du cancer, on retarde sa progression, sans améliorer la vraie survie, notamment si le traitement est efficace mais aussi très toxique. On va ainsi avoir davantage de décès dans le groupe des patients qui le prennent, non par cancer mais par une dégradation de leur état général. Il est donc essentiel que l’essai se poursuive dans de bonnes conditions pour que l’on sache si le résultat du critère de substitution se confirme une ou plusieurs années plus tard. Si c’est le cas, on laisse l’anticancéreux sur le marché et on continue de le rembourser. Mais si ça n’arrange pas les choses, on doit arrêter les frais et changer et son fusil d’épaule. Or Prasad a constaté cette absence de confirmation dans la majorité des essais cliniques.
La stratégie des firmes est de dire : il n’est pas éthique d’attendre la vérification finale car on perdrait du temps et des chances de survie, donc allons à l’autorisation précoce
BB : Vous évoquez à juste titre ce besoin de vérification et d’autorisation a posteriori, mais cela pose selon moi davantage le problème de la prise en charge de la collectivité que celui de l’éthique. On met sur le marché des produits à l’évaluation non achevée et les labos jouent certes dessus. Mais si j’avais un cancer du pancréas et qu’un produit s’était montré prometteur dans un essai de phase 2, j’aimerais qu’on me le donne. Le scandale est plutôt de payer très cher des produits sans que l’on ait ensuite la phase d’évaluation souhaitable. A l’époque des ATU (nda : les Autorisations Temporaires d’Utilisation qui ont été remplacées par les Autorisation d’Accès Précoces), on a payé des fortunes pour des produits dont on ne sait pas s’ils ont finalement servi à quelque chose. Aujourd’hui, la stratégie des firmes est de se mettre dans des niches avec des sous-catégories de cancer ou d’autres maladies en disant : on a quelque chose qui peut marcher, il n’est pas éthique d’attendre pour la vérification finale car on perdrait du temps et des chances de survie, donc allons à l’autorisation précoce. Mais ensuite ça ne suit pas. Or s’il n’est pas contraire à l’éthique de commercialiser un médicament après un essai de phase 2 contre une maladie très grave face à laquelle on est démunie, il faut ensuite terminer l’évaluation jusqu’au terme de la phase 3, celle qui permet normalement une mise sur le marché.
IP : C’est vrai, et il faut s’en donner les moyens.
Sur la question du prix, une centaine de spécialistes du cancer s’étaient alarmés en 2016 d’une augmentation vertigineuse avec parfois des médicaments aux tarifs multipliés par dix par rapport à leurs prédécesseurs, sans que cela ne semble justifié à la vue de leurs résultats. Ils appelaient à urgemment maîtriser ce problème, mais près de dix ans plus tard, Vinay Prasad rappelle que des prix extrêmement élevés ne garantissent toujours pas de bons résultats.
BB : On se fait clairement avoir car on ne paye plus un nouveau médicament comme autrefois en fonction du coût de développement et de fabrication assorti de la marge bénéficiaire des actionnaires. Maintenant, le prix est fixé selon les coûts estimés de la maladie pour la société.
Combien sommes-nous prêts à payer pour l’éviter ?
BB : C’est ça. Par exemple si je fais disparaître le coût d’une maladie comme l’hépatite C, ce qui a permis au laboratoire Gilead de vendre ses traitements 40 000 ou 50 000 dollars. Sauf qu’on applique ce principe même si ça marche une fois sur dix. Si la logique était suivie jusqu’au bout, on ne payerait ou ne rembourserait que ce qui marche, or ce n’est pas du tout le cas.
IP : On livre en fait à l’économie de marché un bien essentiel. L’Etat a pourtant pu nationaliser des fabricants de cigarettes ou un vendeur de jeux de hasard. Il pourrait très bien investir dans le médicament. On aurait alors la propriété intellectuelle, ce qui permettrait de le distribuer à prix coûtant, et ainsi d’amortir l’investissement dans le développement par la collectivité. Il serait aussi envisageable d’agir au niveau européen où une agence commune unifie le marché des médicaments. L’occasion pour le continent de les développer lui-même, et éventuellement de les produire. On entend souvent que seul le secteur privé a les capacités d’investissement, mais la France, même seule, les aurait quand on voit le prix qu’elle paye ces médicaments, déjà financés pour une part par la recherche publique. Et si vous mettez plusieurs pays européens pour financer le développement jusqu’à la phase 3 qui n’est jamais faite par le public pour les produits les plus prometteurs, on arriverait à quelque chose. Une alternative serait de fixer ses conditions par des appels d’offre européens au lieu d’attendre que les labos arrivent avec leurs produits après avoir choisi comment faire l’essai clinique et l’administrer. Face à tel ou tel cancer, on exigerait quelque chose d’efficace comparé au meilleur standard actuel pour éviter l’entourloupe habituelle d’une comparaison avec un produit dépassé. On réclamerait ça en échange d’un énorme marché européen sur lequel on ferait jouer la concurrence. L’emporterait le labo qui satisfait ces exigences à un prix négocié au préalable, et là, vous auriez le meilleur rapport qualité/prix, sans que le contribuable n’ait eu à financer le développement. C’est faisable même dans une économie capitaliste du médicament, mais on ne le fait pas, faute de décision politique.
Les labos sont laissés en roue libre pour le choix de la dose et de la durée du traitement
Est-ce dû à une dépendance voire à une soumission à la logique de l’industrie pharmaceutique ?
IP : Plutôt à l’idéologie selon laquelle l’économie de marché résout tous les problèmes du Monde. Or appliqué au secteur de la santé, l’évidence est que ça ne marche pas. On se retrouve avec des médicaments dont le prix augmente de façon exponentielle sans que la hausse du bénéfice en termes de santé ne suive, et en plus on a des pénuries. Mais les gens qui nous dirigent continuent de croire que la main invisible du marché va arranger les choses.
BB : Je suis absolument d’accord. En France comme en Europe le médicament est un bien industriel pas du tout identifié comme objet de santé. Mais l’OMS porte une responsabilité assez lourde là-dedans. Elle aurait eu les moyens d’organiser les choses et ne l’a pas fait, très pénétrée par les intérêts privés du fait de son financement.
IP : La collectivité doit s’impliquer en amont de la négociation des prix en s’appuyant sur les résultats d’un essai clinique de phase 3, dit pivot. Il n’y en a souvent qu’un sur la base duquel on accorde la mise sur le marché et le remboursement. Et si le prix du médicament est essentiel, il ne représente pas forcément la majorité des dépenses. Beaucoup d’autres coûts découlent de la conception de ces essais cliniques, car la manière dont les patients y ont été traités sera aussi celle qui s’imposera par la suite. Avec les frais nécessaires à l’administration d’anticancéreux que l’on reçoit à l’hôpital, ce qui implique des perfusions, des infirmières et des pharmaciens hospitaliers. Il y aussi les effets secondaires, parfois graves et pouvant entrainer des hospitalisations de plusieurs semaines. Tout cela augmente le coût du traitement. Or ce sont les labos pharmaceutiques qui décident de comment on les utilise par la conception de leurs essais cliniques sur lesquels on doit se calquer, vu qu’ils constituent la seule preuve d’efficacité. Des labos laissés en roue libre pour le choix de la dose et de la durée du traitement. Par exemple avec des immunothérapies données en perfusion après une opération pour éviter le risque de récidive.
Avec une tendance à en donner le plus longtemps possible ?
IP : Tout à fait. Les gens se retrouvent avec un an de perfusion, parfois plus, sans aucune justification. Le labo a trouvé qu’un an, ça sonnait bien, sans que le protocole de l’essai clinique ne le justifie. Deux mois et demi feraient peut-être aussi bien, voire mieux en évitant une toxicité superflue après avoir atteint l’efficacité maximale. Mais si l’on ne s’implique pas dans la conception de l’essai en exigeant que l’on teste un an mais aussi deux ou six mois, on ne saura pas ce qui est utile. Résultat, on se retrouve devant le fait accompli avec des patients qui reçoivent pendant un an une immunothérapie à 4 000 euros la perfusion toutes les trois semaines, sans savoir si c’est ce qu’il fallait ou si deux perfusions auraient suffi. L’accroissement de la survie est minime, mais tout le monde va le recevoir après l’opération d’un cancer, avec tout ce que ça implique.
BB : Voilà un excellent exemple de la passivité des pouvoirs publics et des systèmes sanitaires qui se laissent tout dicter.
Des cabinets d’expertises financières cherchent à savoir jusqu’où les gens sont prêts à aller, à payer.
IP : On se retrouve ainsi souvent dans une situation de désescalade. Par exemple, avec des cancers du sein qui surexpriment une protéine, on a donné une thérapie contre cette dernière pendant deux ans après l’opération. Et puis on s’est dit : essayons un an, et ça allait aussi bien, après des années et des centaines de milliers de femmes traitées deux fois trop longtemps. Pour éviter de se retrouver dans ce type de désescalade où le contribuable va devoir payer des essais cliniques pour savoir s’il est utile de donner moins de médicament, nous proposons donc de concevoir les essais avec une escalade prudente plutôt que de donner de longs traitements d’entrée. Leur durée sera différente pour chaque médicament et chaque cancer, mais la première chose à vraiment demander, c’est une justification que l’on n’a pas aujourd’hui. C’est kafkaïen, on arrive avec un an, ou deux, de traitement juste parce que ça sonne bien.
BB : Ces propositions peuvent aussi être faites par des cabinets d’expertises financières sur l’optimisation. En gros, ils cherchent à savoir jusqu’où les gens sont prêts à aller, à payer.
Tout cela dans le cadre d’une médecine théoriquement basée sur des preuves, à savoir des résultats statistiques justifiant l’utilisation de médicaments...
BB : Cela peut aussi être un pari.
Mais peut-on jouer sur les statistiques pour survendre une supposée preuve ?
BB : Bien sûr, et pas qu’avec les anti cancéreux. L’EBM est fondée sur le concept de preuve, mais quand je présidais la Commission Essais cliniques de l’Agence du médicament, nous avons demandé beaucoup d’audits. Et à plusieurs reprises, nous sommes arrivés à la conclusion que quelque chose ne collait pas. Une falsification pure et simple est toujours possible, mais le problème était plutôt que le labo avait bâti son protocole d’essai pour le rendre particulièrement répondant. Ensuite, l’analyse statistique est généralement faite par une société extérieure, un CRO (Contract Research Organisation), qui est toutefois intéressé au résultat. Et quand on a comme moi travaillé sur les statistiques et leur significativité, on sait très bien qu’il suffit d’enlever une réponse un peu aberrante, ou de prendre, ou pas, en compte tel ou tel facteur pour faire passer le petit P de 0,06 à 0,04.
Ce que l’on appelle la P value. Pouvez-vous expliquer ce que c’est ?
BB : C’est le risque que l’on consent de conclure à tort. En gros, une P Value de 0,05, cela donne une confiance d’au moins 95 % que A est supérieur à B. On ne peut pas arriver à 100 %, donc on consent une marge d’erreur arbitraire de 5 %. Or ce résultat statistique est obtenu par la firme, directement ou par l’intermédiaire d’un CRO qui travaille pour elle. Alors comme dans un essai clinique dit en double aveugle, ou plus exactement en double insu dans lequel les patients et les médecins qui donnent le traitement ne savent pas s’ils utilisent le médicament testé ou le placebo du groupe contrôle pour ne pas être influencés, il faudrait que l’analyse statistique soit aussi faite avant qu’on lève l’insu, sans savoir si les données concernent tel ou tel produit. Car si je suis statisticien et conclus que A est supérieur à B, cela peut conduire à des milliards de profit pour une société côté en bourse. A l’inverse, je risque d’être licencié si elle se casse la gueule, beaucoup de sociétés étant aujourd’hui mono produit ou presque. Comment voulez-vous donc qu’il n’y ait pas de problème à ce niveau ?
IP : Cela peut se faire un essai clinique en triple aveugle incluant l’analyse statistique.
BB : Mais c’est loin d’être généralisé.
Les agences du médicaments voient arriver un produit qui va générer des milliards de bénéfices et concerner de dizaines de milliers de personnes, sans chercher à vérifier le résultat
IP : En outre, comme tout le reste de l’information, cela reste globalement interne à l’entreprise et on ne cherche pas à savoir s’il y a eu rupture de l’insu ou si le protocole a été respecté, sauf les rares fois où une agence ira faire une descente dans un centre investigateur. C’est donc aberrant que les agences du médicaments voient arriver un produit qui va générer des milliards de bénéfices et concerner des dizaines de milliers de personnes sans même demander à regarder les données brutes pour éventuellement vérifier, comme le faisait Bernard, si on retrouve le même résultat, la même P value, ou si une analyse serait plus pertinente avec tels sujets plutôt que d’autres. Cela ne coûterait rien, mais le labo, censé travailler en toute transparence pour la santé de l’humanité, devrait s’exécuter en livrant ses données aux agences américaines ou européennes. Pourquoi ça ne se fait pas ?
BB : Bonne question !
IP : Le problème se pose particulièrement pour les anticancéreux qui constituent maintenant le gros marché de l’industrie pharmaceutique. Le cancer n’est pas ce dont on meurt le plus dans le Monde, mais c’est le cas dans les pays développés occidentaux. Et même davantage que ne le disent les chiffres officiels car les certificats de décès indiquent souvent « arrêt cardio-respiratoire » pour des malades du cancer. Bref, on en meurt du cancer dans les pays développés, et les anticancéreux sont les médicaments les plus chers. Ensuite, il faut savoir que le marché européen, réuni aux marchés asiatique et africain constitue environ la moitié du chiffre d’affaire réalisé aux Etats-Unis. L’industrie pharmaceutique réalise là-bas deux fois plus de bénéfices que dans toute l’Europe où la plupart des pays ont une sécu qui réclame quand même une certaine preuve d’efficacité et va négocier les prix. Aux Etats-Unis, les malades payent leurs médicaments via des assurances elles-mêmes très chères, et au final, même s’il y a nettement moins de consommateurs potentiels, il y a beaucoup plus de bénéfices.
Les anti-cancéreux sont ainsi vendus à des prix très différents selon les pays, et nettement plus cher aux Etats-Unis.
IP : Toute la stratégie d’un labo repose donc sur son acceptation là-bas. Le reste est un bonus. En gros, c’est l’Agence du médicament américaine qui va décider de son résultat financier. On peut faire tout ce qu’on veut en Europe, mais l’agence qui a les moyens de taper au porte-monnaie des labos et d’imposer ses conditions, c’est l’américaine. C’est aussi pour cela qu’on est bloqué. Les labos ne se diront pas qu’ils doivent changer leur façon de faire un essai car elle déplairait aux Français si le protocole a été décidé en sachant que l’agence américaine laxiste l’accepterait. L’article de Prasad montre qu’ils s’en donnent de plus en plus à cœur-joie en ayant la main sur la manière de faire des essais pour des anticancéreux auxquels la FDA accorde des accès précoces au marché. Donc si on veut changer les choses, il faut s’accorder avec les Américains pour qu’ils imposent des conditions différentes. Sinon l’industrie n’agira pas différemment pour accéder à un marché européen qui n’est pas sa priorité.
Le gros problème serait donc la connivence de la FDA avec l’industrie pharmaceutique ?
BB : C’est surtout l’EMA (Agence Européenne du Médicament) qui est connivente. Je n’enlève rien à ce que dit Ivan, mais la FDA est une bonne agence, bien meilleure que l’EMA trop influencée par les labos. La FDA est indépendante, à la différence de l’agence française trop à la botte du politique. Pour avoir côtoyé ses grands responsables, j’ai vu de simples conseillers de cabinet ministériel convoquer le directeur général ou lui dicter des décisions. La FDA est, au contraire, une vraie agence d’Etat, mais les Américains sont obsédés par l’idée que l’argent fait l’argent et constitue leur grandeur. Il y a cette idéologie, et quand on autorise précocement un médicament, dès lors que l’on ne pense pas qu’il soit toxique, peu importe que cela coûte un bras s’il est en bonne partie conçu aux Etats-Unis. Le traitement coûte 100 000 dollars mais beaucoup de start-up et de firmes de bio-technologie sont américaines, donc cela finance l’économie nationale. Alors que ce que l’on paie cher en Europe part dans des fonds de pension américains.
IP : On voit bien aussi tout ce qu’on a donné à Pfizer et Moderna pour les vaccins covid.
BB : Tandis que les Américains se paient eux-mêmes.
De plus en plus avec l’immunothérapie, une petite minorité survit très longtemps, les bons et longs répondeurs
C’est bon pour leur business, mais on parle de santé et l’étude de Vinay Prasad montre que des médicaments très chers n’ont pas d’efficacité. Et sur les 87 anticancéreux qui apportent tout de même une preuve de survie, le gain médian est de seulement 2,4 mois, ce qui signifie que la moitié des patients les ayant utilisés ont gagné moins de temps de vie. On entend pourtant depuis des années que l’on a fait de grands progrès dans la lutte contre le cancer et que la technologie et la science nous permettent d’avancer vers la victoire. Progresse-t-on réellement ?
BB : La parade des laboratoires à ce gain de vie limité peut être d’utiliser les critères autres que la survie globale. Et puis si vous avez une moyenne de quatre mois face à un cancer, on précise que pour les non répondeurs au traitement, c’est zéro, mais qu’avec les bons répondeurs ce peut être six ans. Donc la moyenne est faible, mais il y a toujours un espoir et on va parier là-dessus.
IP : Il y a tout de même de vrais progrès, et un problème de mesure du gain de survie. Classiquement, on utilise une médiane, le temps à partir duquel 50 % des patients traités seront morts. Mais de plus en plus avec l’immunothérapie, une petite minorité survit très longtemps, ces bons et longs répondeurs. Avec les anciennes chimiothérapies, il n’y avait pas ce phénomène. Mais maintenant, si 50% voire 80% des patients décèdent, certains peuvent survivre dix ans à un mélanome métastatique avec lequel ils auraient auparavant tenu six mois. Ils ne vont pas pour autant accroître la médiane de survie. Si 10 % des patients survivent très longtemps, ce qui est un vrai progrès en réalité, la moitié sera en effet toujours morte en quelques mois. Avec un cancer qui se comporte différemment, il faudrait changer la manière de le quantifier mais les agences ou la Haute Autorité de Santé continuent de réfléchir en médiane. Il ne faut donc pas se laisser piéger par cela, et voir que l’immunothérapie peut très bien marcher chez certains patients voire les guérir de cancers auparavant incurables, avec parfois un recul de quinze ans sans traitement ni trace de la maladie. Un progrès indéniable très encourageant, malheureusement obtenu que pour une minorité de patients.
Le progrès, c’est donc l’immunothérapie pour les bons répondeurs ?
IP : Cette approche est vraiment prometteuse car comme avec un vaccin qui le lance contre un pathogène, le système immunitaire va poursuivre son action face à un cancer après avoir été stimulé. A la différence de la plupart des anticancéreux avec lesquels ont doit apporter de nouvelles doses pour maintenir un effet, on arrive parfois avec l’immunothérapie à relancer une réaction qui va perdurer pour faire décroître un cancer grâce à ce système immunitaire qui pourra aussi effectuer une surveillance afin d’éviter la rechute, alors même qu’on ne donne plus de médicaments. C’est donc très efficace, mais il reste beaucoup à faire pour que ça marche chez plus de patients, et parfois de façon plus durable. Malheureusement, quand un labo a une immunothérapie qui marche très bien chez certaines personnes, son intérêt financier est que tout le monde la reçoive, même ceux pour qui elle n’offre pas de perspectives d’amélioration. Et là, on a plutôt un retour en arrière, car les gens ne vont avoir que de la toxicité et aucun gain en qualité ou en espérance de vie. Il faut donc bien différencier les deux situations.
On donne le traitement à tout le monde alors que seule une petite minorité en profite car rien n’a été fait pour déterminer chez qui il fonctionnait bien
Il n’y a pas moyen de savoir chez qui ça va marcher ?
IP : Pas de moyen infaillible, mais des indicateurs. Sauf qu’il faut se donner les moyens de le savoir, et on en revient à l’essai clinique où l’on peut par exemple sélectionner les patients sur la présence chez eux d’une protéine qui est la cible d’une immunothérapie. Encore faut-il que le laboratoire fasse cette recherche. S’il a pris tout le monde, il arrivera avec ses résultats montrant qu’en moyenne il a fait mieux qu’avant. Une moyenne tirée vers le haut par les personnes chez qui ça marche très bien. On ne sait pas pourquoi, mais on se retrouve à devoir donner le traitement à tout le monde alors que seule une petite minorité en profite. Tout cela parce que rien n’a été fait en amont pour déterminer chez qui ça marchait bien, et éviter avec les autres un surcoût et une toxicité inutile. Au lieu de cela, dès qu’ils ont un succès, dont certains sont indéniables et remarquables dans ce que l’on appelle les thérapies ciblées, les laboratoires vont plutôt faire de l’intox en disant qu’il faut les appliquer à tous les cancers sans distinction.
Comme pour élargir la cible ?
IP : La cible commerciale ! On s’est notamment rendu compte depuis une vingtaine d’années que la croissance et le développement de certains cancers reposent sur la mutation d’un gène particulier, comme pour la leucémie myéloïde chronique. Le cas typique de maladie où la survie des cellules cancéreuses dépend de quelque chose de bien identifié qu’on va pouvoir cibler. Le découvrir a été un vrai progrès, et on a voulu appliquer cela à d’autres cancers qui dépendent également de ce qu’on nomme une addiction oncogénique, un dysfonctionnement génétique. On a les moyens de produire un médicament qui va cibler ça, par exemple le gène EGFR qui mute dans certains cancers du poumon rares. La croissance et le développement de leurs cellules tumorales reposent là dessus, et si on donne un médicament qui l’inhibe, c’est utile, même si le cancer trouve une parade. Ses cellules résistent et finissent par l’emporter, mais il y a tout de même un vrai gain pour ces patients. Il implique de rechercher l’existence de cette mutation, et d’apporter aux rares personnes qui la présentent une médecine dite personnalisée qui va faire beaucoup mieux que la chimiothérapie générique du cancer du poumon. La dérive est d’utiliser le schéma simpliste selon lequel si le fonctionnement d’EGFR est altéré, un traitement ciblant ce gène sera alors systématiquement la meilleure chose à donner sans considération de l’organe d’origine du cancer, vu que c’est ciblé et personnalisé, selon le vocabulaire marketing qui fait aussi plaisir au patient car les médicaments pour le cancer sont très toxiques. Dire que l’on cible spécifiquement les cellules cancéreuses est donc plus agréable à entendre que parler d’un traitement qui va vous faire vomir et perdre les cheveux car il attaque également les cellules saines. Sauf que si le cancer du poumon peut vraiment dépendre de la mutation du gène EGFR, inhiber ce gène ne marche pas pour le cancer du colon bien qu’on l’y retrouve également altéré, en tout cas pas de façon comparable avec le bénéfice obtenu pour le poumon. Car le cancer du colon, comme bien d’autres, peut être muté un peu par hasard sur plein de gènes que l’on appelle passagers, pas réellement indispensable à la croissance du cancer. Du coup si on lui apporte la même thérapie ciblée et individualisée qui marchait très bien pour le cancer du poumon, ça ne fait guère d’effet. Mais l’approche simpliste de certains labos promue par certains oncologues consiste à dire : si je trouve chez le patient le gène EGFR muté, je lui donne l’inhibiteur et ça va le soigner quel que soit le cancer. Or cela n’apporte vraiment de bénéfice qu’avec un cancer véritablement dépendant de ce gène. Il n’y a donc aucune garantie que ce soit mieux pour le patient, mais simplisme et marketing vendront une médecine ciblée. Et plutôt que de se fatiguer à faire des essais cliniques sur différents cancers où l’on constate la mutation d’un gène, le labo qui produit un médicament le ciblant va proposer sa petite brochure préconisant de donner son médicament dès que l’on trouve cette mutation. En le présentant comme une approche personnalisée.
Il faut investir l’argent de la collectivité dans des choses non brevetables mais avec un gain potentiellement énorme pour la prévention ou le soin du cancer
Soit une médecine de pointe qui bénéficierait de la technologie pour affiner ses cibles, alors qu’il peut s’agir de médicaments très chers utilisés assez largement sans que leur fabricant n’ait eu trop à investir pour prouver leur utilité. En misant sur ce type de traitements, passe-t-on à côté de pistes curatives ou préventives plus simples et beaucoup moins coûteuses ? Bernard, vous m’aviez parlé de l’intérêt potentiel de l’aspirine qui mériterait d’être mieux évalué...
BB : Ivan, qui dit des choses géniales, va me prendre pour un fou !
IP : Pas du tout, il y a énormément de choses à faire avec le repositionnement de médicaments.
BB : Concernant l’aspirine, on ne sait toujours pas s’il existe un biais dans des essais à long terme effectués à une époque où on l’utilisait beaucoup comme antiagrégant. En suivant les groupes aspirine et placebo pour des raisons cardio-vasculaires, on s’est aperçu que le taux d’apparition de nombreux carcinomes (poumon, colon, thyroïde...) était significativement plus bas dans le groupe aspirine, de 20 à 30 %. Un biais est possible, car malgré la randomisation initiale, la comparativité des groupes n’était plus forcément garantie du fait des sorties de l’essai ou de la mort de certains participants. Mais je suis personnellement sous aspirine 75 mg après avoir discuté avec les concepteurs de ces analyses, et je m’étonne qu’il n’y ait pas eu de nouveaux essais pour les confirmer ou les infirmer. C’est une piste qui mériterait d’être davantage regardée, mais on ne mène pas ce genre de recherche sur le cancer, tout comme on néglige la prévention. On a par exemple vu monter les cancers lors de la prescription massive de traitement hormonal de la ménopause, et ils ont baissé après l’arrêt de cet arrosage en masse. Plusieurs centaines de milliers de cas de cancer du sein sont probablement attribuables à ces traitements hormonaux substitutifs, mais personne n’en parle. On reste dans le curatif à des prix de fou avec très peu de travaux sur la prévention. Pour le cancer du pancréas, les données de l’Institut national du cancer vous présente ainsi le tabac comme le facteur de risque principal, bien que sa consommation baisse depuis dix ans.
Alors qu’il y a de plus en plus de cancers de ce type ?
IP : Oui, et chez des gens de plus en plus jeunes.
BB : Il y a donc un hic quelque part. On nous raconte qu’on diagnostique plus tôt, mais c’est un cancer dont on meurt pratiquement à chaque fois, donc ça ne tient pas.
Pourquoi ne cherche-t-on pas si l’aspirine a un effet préventif sur nombre de cancers ?
BB : Cela peut paraître anecdotique. Mais si ce qui a été trouvé se confirmait, la réduction serait du même ordre que ce que l’on observe avec les statines pour les risques cardiovasculaires majeurs. Or si on avait un produit prétendant faire baisser de 30 % l’incidence des carcinomes, selon le raisonnement fallacieux que l’on a évoqué, on devrait payer la prévention par aspirine au moins 6 000 euros par mois et non pas 3 !
Pourquoi ne teste-t-on alors pas l’aspirine ?
BB : Cela n’intéresse personne.
IP : Cela demande un investissement de la collectivité. Avec l’aspirine, qui n’est absolument pas un délire, mais aussi avec le yoga ou le manger bio, par exemple, un laboratoire ne va pas être intéressé à mener un essai de phase 3 sur 2 000 personnes pendant des années parce qu’il n’y a pas de propriété intellectuelle à la clé. Il ne pourra donc pas le rentabiliser, même si cela peut concerner énormément de gens avec un bénéfice potentiel colossal. Si on attend un agent privé et la main invisible du marché, cet essai ne se fera jamais. C’est ainsi un problème de décision politique. Il faut investir l’argent de la collectivité dans des choses où il y a un gain potentiel énorme dans la prévention du cancer, comme pour d’autres soins avec des méthodes non médicamenteuses qui ne peuvent pas être brevetées. Cela fait des années qu’on en parle et qu’on voit des pistes intéressantes, mais elles ne se réalisent pas car on n’investit pas dedans.