Les pratiques de soin non conventionnelles face à la science (1ère partie)
Très utilisées mais de plus en plus attaquées, ces médecines que l’on qualifie communément de douces vont être mises à l’épreuve de la science. Grégory Ninot et Fabrice Berna en débattent.

Ce mercredi 16 octobre où vous parvient votre nouvelle lettre Raison sensible, se tient à Paris le premier NPI Summit, organisé par la Non-Pharmacological Intervention Society (NPIS), la société savante dédiée aux interventions non médicamenteuses. Lors de cet événement sera inauguré un référentiel destiné à constituer un patrimoine évolutif de protocoles immatériels et universels de prévention et de soin. Une sorte de bibliothèque ou de catalogue centralisé, conçu pour rassembler les interventions non médicamenteuses (INM) ayant scientifiquement démontré leur efficacité.
Ces INM sont des méthodes visant à prévenir, soigner ou guérir un problème de santé. En sont exclues celles qui relèvent de la prise de médicaments mais aussi de la chirurgie ou de dispositifs médicaux tels que des lunettes, la pause d’un pacemaker ou un examen au scanner. Cela laisse donc un vaste champ qui peut notamment aller des psychothérapies à la kinésithérapie, de compléments alimentaires ou de programmes nutritionnels à l’activité physique adaptée, et de thérapie réalisées à l’aide d’animaux comme le chien ou le cheval à des pratiques manuelles telles que l’ostéopathie ou l’acupuncture.
Tout ceci inclut donc potentiellement un très grand nombre de pratiques de soins dites non conventionnelles. Le principal critère pour recevoir le label d’INM attribué par la NPIS : avoir fait la preuve de son utilité, selon un modèle d’évaluation reposant notamment sur des essais cliniques. Adaptant aux INM l’Evidence-base-medicine (EBM), la médecine fondée sur les preuves, ce modèle a été présenté l’année dernière au Sénat par la NPIS, avec le soutien de 28 autres sociétés savantes, dont celles de cardiologie, de nutrition, d’endocrinologie et de pédiatrie. Dans une indifférence médiatique complète.
Des pratiques jugées dangereuses
Les médias évoquent pourtant souvent ces méthodes de soins non conventionnelles dont l’usage est en France très répandu. Est aussi de plus en plus mise en avant la menace que représenteraient des pratiques jugées dangereuses et même suspectes de dérives sectaires. Une loi a d’ailleurs été votée au printemps dernier à ce sujet, et il est désormais courant de voir dénoncer ces pratiques comme de fausses médecines, non scientifiques. On peut donc s’étonner du peu d’intérêt apporté au travail de la NPIS, dont l’objet est justement de permettre d’opérer un tri scientifique parmi les innombrables méthodes et disciplines disponibles.
Raison sensible saisit l’occasion du NPI Summit pour traiter de ce sujet, en rassemblant deux véritables spécialistes de ces questions. Président de la NPIS et professeur à l’université de Montpellier, Grégory Ninot œuvre depuis trente ans à l’évaluation des interventions non médicamenteuses. J’ai collaboré avec lui à l’écriture de 100 médecines douces validées par la Science, un livre où il présentait autant d’INM ayant apporté la preuve de leur utilité grâce à des essais cliniques et des méta-analyses. Une première recension précurseuse, même si le référentiel du NPIS repart à zéro, en s’appuyant sur le nouveau modèle d’évaluation et sur un collectif d’experts indépendants.
Le second intervenant, Fabrice Berna, professeur en psychiatrie à l’université de Strasbourg, est vice-président du Collège universitaire de médecines intégrative et complémentaires (CUMIC), dont l’objet est l’évaluation et l’enseignement de ces médecines. Dans une optique d’intégration visant à sécuriser des pratiques complémentaires de la médecine conventionnelle, sa démarche se distingue de celle de Grégory Ninot. Elle se veut très pragmatique, consciente des limites de la science médicale et d’une utilisation souvent abusive de la notion de preuve scientifique, parfois instrumentalisée pour conforter dogmatismes et préjugés. Ce qui permet un échange aussi instructif que constructif entre ces deux hommes qui se connaissent bien.

Grégory Ninot, en quoi ce référentiel que vous inaugurez aujourd’hui pourrait changer l’approche que l’on a communément des médecines dites douces, complémentaires, alternatives ou non conventionnelles ?
Grégory Ninot : Alors que l’on se focalise habituellement sur des médecines traditionnelles ou non conventionnelles qui peuvent aussi être des doctrines ou des pratiques culturelles, nous nous intéressons à des solutions précises visant à résoudre ou contribuer à résoudre un problème de santé connu de la médecine occidentale. Nous en établissons un inventaire à destination du grand public et des professionnels de la santé. Ce qui va changer, c’est donc de donner accès à des protocoles de prévention et de soins, validés selon un modèle que l’on a co-construit spécialement pour les interventions non médicamenteuses. Un terme souhaité par l’OMS depuis 2003, par la HAS depuis 2011, mais aussi par le ministère de la Santé, l’IGAS, le CESE et d’autres autorités françaises et européennes. Selon ces institutions, on peut proposer à des personnes fragiles ou malades des actions ciblées et personnalisées de prévention et de soins fondés sur des données probantes. Mais il n’existait pas de démarche scientifique consensuelle sur la façon de les obtenir, donc on en a co-construit une. Nous n’embrassons pas l’ensemble du champ des médecines traditionnelles ou non conventionnelles, nous concentrant sur une partie des solutions ciblées et personnalisées, sur lesquelles on pourra ainsi avoir une information précise, une meilleure prescription, une traçabilité et une amélioration continue.
Vous ne cherchez donc pas à délimiter le conventionnel du non conventionnel. Mais arrive-t-on à bien distinguer les deux ?
GN : Dans les médias, la confusion est considérable, et il est donc temps de sortir de cette logique. Ce qui est qualifié de conventionnel dans un pays ne l’est pas forcément dans un autre, et inversement. On confond également beaucoup de choses sous la dénomination médecine douce qui constitue en fait une éponge conceptuelle dont on ne sait pas ce qu’elle contient. En questionnant des patientes atteintes du cancer, nous avons pu recenser 13 000 solutions supposées. L’offre s’avère tellement pléthorique que l’on ne sait plus de quoi l’on parle. Parfois c’est du diagnostic, parfois des solutions. Le besoin de clarification est immense. Il faudrait notamment distinguer ce qui relève de la culture et de la vie quotidienne, champ laissé à la liberté de chacun, de ce qui relève d’une intervention de santé à inscrire dans un dossier médical. Ce sera l’atout du référentiel des INM inauguré ce jour.

Fabrice Berna : J’ai un problème avec ces catégories. En pratique, ce que l’on appelle non conventionnel regroupe tout ce que l’on n’a pas envie de ranger dans le conventionnel. Ce dernier se définit, en gros, comme ce que l’on choisit de définir comme la référence. Or cette référence varie selon les pays et les époques. On a d’abord parlé de médecine occidentale et non-occidentale, avec toujours le besoin de définir une norme et ce qui s’y oppose. Le terme de médecine occidentale a été construit pour pouvoir identifier tout ce qui sortait de son champ. Mais beaucoup de techniques venues de traditions non-occidentales se sont aujourd’hui intégrées dans la pratique de la médecine occidentale, par exemple l’acupuncture ou la méditation de pleine conscience dans des douleurs chroniques ou pour certaines pathologies psychiatriques. La catégorisation interroge donc, car elle renvoie finalement à la question de la construction de la norme et de la tolérance que l’on manifeste à l’égard de ce qui se trouve en dehors.
Avec le conventionnel, c’est encore plus caricatural. On stigmatise de plus en plus les approches non conventionnelles en les qualifiant de non scientifiques et non prouvées et en les accusant de reposer sur des théories fumeuses. Mais on devrait d’abord se demander : qu’est-ce que la médecine conventionnelle ? J’ai posé la question à l’Ordre national des médecins. Il répond clairement qu’il n’existe pas de définition précise de cette référence. Elle est, de fait, arbitraire. Cela invalide l’idée selon laquelle le non conventionnel, ou non occidental, se définit par un critère scientifique. Dans un article publié récemment, nous avons aussi analysé point par point les critères fournis par le ministère de la Santé pour définir les « pratiques de soins non conventionnelles », en constatant leur manque de pertinence pour marquer une frontière. Le premier consiste à dire que le non conventionnel est parallèle à la médecine conventionnelle. Or l’acupuncture, classée dans le non conventionnel, est pratiquée par des professions médicales, réservée à ces dernières, et recommandée dans plusieurs protocoles de soin conventionnels. Donc en pratique, elle est intégrée à ce conventionnel, et pratiquée par des professionnels de santé qui n’ont rien de parallèle. Idem pour l’argument de la science. Plusieurs pratiques de soins dites non conventionnelles bénéficient d’un certain niveau de validation scientifique dans certaines indications, comme l’acupuncture dans les céphalées ou les nausées liées à la chimiothérapie. A l’inverse, de nombreux médicaments prescrits tous les jours en médecine conventionnelle ne disposent d’aucune validation scientifique, par exemple le paracétamol dans les douleurs lombaires chroniques ou certains anti-vertigineux.
Tout cela m’amène à être un peu provocateur vis-à-vis de Grégory. Car définir une catégorie qui s’appellerait interventions non médicamenteuses pose les mêmes problèmes. Pourquoi ranger dans une catégorie des pratiques qui n’ont peut-être rien à voir les unes avec les autres ? Pourquoi ne pas évaluer chaque méthode en lui donnant simplement son nom, qu’il s’agisse d’acupuncture, d’activité sportive ou de yoga ? Car en catégorisant on se retrouve avec un angle mort : quelle est la norme ? En l’occurrence, avec les INM, c’est le médicament.
Il est important de disposer d’un cadre, de savoir en quoi consiste une intervention, et qui est habilité à l’encadrer pour qui
G. Ninot
GN : C’est une question centrale. Mais si l’on dit que l’activité sportive soigne, de quoi parle-t-on ? Cela va de la pétanque à des sports de haute intensité, avec des fréquences différentes. Bref, avec un contenu vague, on confond activité de la vie quotidienne et protocole de prévention ou de soins. Il est donc important de disposer d’un cadre, de savoir en quoi consiste une intervention, et qui est habilité à l’encadrer, pour qui. Face au besoin actuel d’aller vers la prévention et à la demande des malades de bénéficier de soins plus humains jusqu’à la fin de vie, la société savante NPIS s’est inspirée du travail accompli pour les médicaments. Une telle démarche avait permis de déterminer quelles substances relevaient du champ du médicament, comment ce dernier était validé, et qu’il pouvait se définir comme un produit de santé. Il devenait alors assez facile de qualifier juridiquement ce produit. Notre ambition est de mener cette tâche pour des services, des protocoles immatériels. Cela permettra de retenir ce qui fonctionne le mieux, car pour des pratiques de kiné comme pour l’activité physique adaptée règne parfois l’idée que tout se vaut et contribue à améliorer la force ou l’équilibre. Ce n’est pas vrai. Des études montrent que certains protocoles sont meilleurs que d’autres. Et si le terme « interventions non médicamenteuses » n’est pas vraiment heureux, il est demandé par les autorités et permet aujourd’hui de qualifier ces solutions de santé tout en les sécurisant.
Avec l’idée d’avoir des soins qui ont fait leurs preuves scientifiquement d’une façon équivalente à ce qui existe pour les médicaments ?
GN : Oui. Nous avons pour cela établi un processus adapté aux très nombreux types d’interventions non médicamenteuses. Le but était d’essayer d’identifier des invariants méthodologiques et éthiques de la recherche internationale dans la santé dans une approche centrée sur le patient. D’abord en décrivant un protocole par son contenu à travers une étude prototypique. Par exemple, pour les activités physiques, on définit en quoi elles consistent, à quelle dose elles doivent être pratiquées, pour qui. Ensuite, on regarde les mécanismes d’action. Puis on mène au moins deux études d’efficacité en vie réelle, en insistant sur la présence d’un retour d’expérience des patients pour ne pas se contenter d’un marqueur biologique qui montre un changement. Ce que ressentent précisément les utilisateurs constitue ainsi un élément indispensable pour arriver à prouver l’effet de l’intervention. Si l’effet est positif, elle rejoindra notre référentiel. Enfin, on recommande une étude d’implémentation dans le pays, car les résultats d’une étude menée à l’étranger ne sont pas forcément applicables partout. Cette démarche scientifique harmonisée permet de constituer un catalogue d’INM qui apportera à la connaissance l’existence de protocoles immatériels et universels pouvant avoir un effet sur tel ou tel problème de santé. Une lombalgie commune comme un trouble dépressif, ou n’importe quelle pathologie. Chacun sera ensuite libre d’utiliser, ou pas, une INM.
Il faut déconstruire le mythe de la médecine scientifique. Dans la vraie vie, on se trouve face à des situations qui sont rarement celles évaluées dans les essais cliniques
F. Berna
FB : Si le grand public comprend le terme intervention non médicamenteuse comme tout ce qui ne relève pas du médicament, la qualification d’INM, selon Grégory et la NPIS, est donc ici conditionnée à des éléments des preuves, dans une indication bien spécifique et pour une population particulière. Mais pour atteindre un niveau de validité scientifique, une INM aura besoin de plusieurs essais randomisés contrôlés de bonne qualité avec des preuves concordantes et des méta-analyses. Cela va rendre très long et compliqué la constitution de ce catalogue d’INM car il va dépendre de la puissance du pipeline de promotion scientifique disponible, donc du soutien à la recherche clinique. Par exemple, montrer qu’une technique de méditation est efficace pour éviter les rechutes dépressives ne prouve pas que la méditation est validée scientifiquement : elle l’est dans une indication précise, selon un protocole précis. Transposons cela au médicament : un antidépresseur peut être efficace pour une dépression modérée à sévère, mais les preuves de son efficacité dans la dépression légère, le burn-out, ou à la suite à une rupture sentimentale sont nulles. Or ces utilisations sont courantes en médecine et remboursées tous les jours par la Sécurité sociale.
Fera-t-on de même avec les INM ? Ou va-t-on être plus strict que pour les médicaments, en limitant d’autant plus leur remboursement aux conditions dans lesquelles elles auront prouvé leur efficacité ? Je pose cette question car si je soutiens complètement la démarche sur les INM, je crois aussi qu’il faut déconstruire le mythe de la médecine scientifique. Dans la vraie vie, on se trouve face à des situations qui sont rarement celles évaluées dans les essais cliniques. Les déviances par rapport aux protocoles prévus sont légion. Elles ont même probablement lieu la majeure partie du temps. Je sais que ça déplaît beaucoup à certains quand on dit ça, mais il faut le reconnaître et accepter de nommer un chat un chat.
GN : Je partage ton avis, mais notre positionnement est celui d’une société savante internationale visant à accélérer la recherche dans un domaine plein de zones grises. L’argent public est aujourd’hui orienté vers la recherche médicamenteuse et biotechnologique. Je pense que les décideurs devraient mieux soutenir la recherche sur les INM. La NPIS contribue à cet effort auprès des autorités et des fondations de financement de la recherche. Avancer sur la question prendra bien sûr des années, mais depuis 2010, le nombre de publications internationales sur les INM a été multiplié par 3,4 : l’espoir est donc permis ! Les psychologues, les kinésithérapeutes, les ergothérapeutes, les psychomotriciens, les enseignants en activités physiques adaptées, les sage-femmes, les infirmiers, les pharmaciens, les diététiciens, bref tous les professionnels de la prévention, du soin et de l’aide à l’autonomie bénéficieront d’une meilleure reconnaissance.
Ensuite, la question de l’usage qui sera fait des INM ne relève plus d’une société savante comme la NPIS, mais des organisations professionnelles, des syndicats, des ministères et des financeurs. Comment s’ajuster aux déviances ? Pourquoi un kinésithérapeute sort-il de la prescription du médecin ? Pourquoi un psychologue opte-t-il pour une toute autre option que la TCC prescrite par un médecin pour un trouble du sommeil ? Il faut certes un peu de cohérence, mais cela ne dépend plus de notre organisation.
FB : Une partie du problème réside aussi dans le fréquent détournement de la notion de preuve scientifique dans le discours médiatique et politique. Je comprends évidemment la nécessité de la preuve scientifique et sais l’importance d’une évaluation, qui peut aussi constituer un garde fou. Cela dit, on va voir quelques méthodes sortir du lot après une évaluation favorable, et d’autres, très semblables, se retrouveront mises à l’index car elles n’ont pas été bien évaluées. A titre d’exemple, nous avons décrit comment une psychothérapie peut devenir scientifique en comparant l’émergence aux Etats-Unis de l’EMDR et de l’EFT/TFT. La première est une technique utilisant prétendument des mouvements des yeux, la seconde une auto-stimulation de points énergétiques basée sur la médecine chinoise. Les deux ont été créées par des non médecins et considérées initialement comme des pseudo-sciences. Pourtant, aujourd’hui, l’EMDR émerge et est recommandée par les sociétés savantes du trauma pour le stress post traumatique simple, tandis que l’EFT/TFT demeure marginalisée.
Est-ce lié à leur efficacité ? En partie sans doute, mais pas seulement : le niveau des études de l’EFT/TFT est certes moins bon, mais l’EMDR a bénéficié du très fort soutien des associations de vétérans aux USA et d’une forte promotion socio-politique et scientifique. L’EFT/TFT avait peu de chance d’obtenir un tel soutien, sans doute car elle se réfère aux principes de la médecine chinoise que rejettent les rationalistes. Au contraire, dans la construction de la démonstration de l’EMDR a prospéré tout un narratif sur l’importance du mouvement des yeux, de micro-courants électriques censés agir sur certaines zones du cerveau, ancrant ainsi la technique dans un modèle bio-médicale classique. Des affirmations qui ont été battues en brèche, le mouvement des yeux n’étant en réalité pas utile. Les mécanismes d’action de l’EMDR ont l’air bien plus compliqués et relèvent davantage de techniques de décentration de l’attention, ce qui n’a rien à voir avec la théorie des mouvements oculaires. Tout cela oblige à questionner de façon critique les critères selon lesquels une approche devient scientifique un jour, comparativement à une autre.
Il est important de ne pas mépriser des disciplines encore méconnues
G. Ninot
GN : Il est donc temps d’encourager la recherche ! On a parlé des mésusages, mais il faut aussi raisonner en amont. Il est important de ne pas mépriser des disciplines encore méconnues. Allons plutôt réaliser des études pour comprendre ce qui se passe et améliorer les pratiques, en incluant d’ailleurs l’environnement dans le champ de la recherche. Aujourd’hui, on se focalise sur le produit qui peut rapporter à court terme, en oubliant la réflexion sur l’environnement qui est un facilitateur d’INM. Pratiquer un programme d’activité physique adapté au bord d’une autoroute ou dans un joli bois à Strasbourg, c’est différent. Il faut aussi mener des recherches sur ce qui va potentialiser des INM.
Fabrice, vous avez écrit avec Bruno Falissard, président d’honneur de la NPIS, un article où vous évoquez deux écueils possibles à l’exercice de l’esprit critique en médecine : le relativisme et le scientisme. Est-ce parce que faute d’études et donc d’évaluation suffisantes, le relativiste a tendance à adouber ce qui lui plaît, tandis que le scientiste qualifie de charlatanisme tout ce qui n’est pas prouvé ?
FB : La question de l’évaluation scientifique est importante, mais ériger la preuve scientifique en argument d’autorité donne lieu à de nombreuses dérives. Il est d’ailleurs amusant que ceux qui portent avec le plus de virulence l’argument d’autorité de la science sont ceux qui la pratiquent le moins et n’ont jamais vraiment réfléchi à ce qu’elle est réellement. Les vrais scientifiques, eux, gardent une certaine retenue et font preuve de prudence
Vous pensez à qui ?
FB : Par exemple le collectif No Fake Med, qui brille par sa visibilité médiatique, bien moins par son expertise scientifique. Nous avons eu des échanges pour essayer de comprendre ce qu’ils définissaient comme une « fake med », quels étaient leurs critères pour différencier une vraie d’une fausse médecine. Selon eux, ce qui est conventionnel, c’est ce qui est prouvé. Cette réponse montre une absence totale de réflexion sur le fond de notre médecine qui les amène à cette position radicale : on doit autoriser dans les soins uniquement ce qui est validé scientifiquement. Mais regardent-ils un tant soit peu sur quoi repose leur pratique médicale quotidienne ? Dans la mienne, je m’inspire bien sûr des données de la science dont je dispose, mais affirmer que tout ce que je fais est guidé par la science, que chacun de mes actes est sous-tendu par des données scientifiques relèverait du mensonge. Si l’on ne devrait accepter dans les soins que ce qui est validé scientifiquement, on éliminerait les trois quarts des pratiques des hôpitaux de jour.
Par exemple ?
FB : En psychiatrie, l’éducation thérapeutique bénéficie un certain niveau de validation scientifique. Tous les hôpitaux de jour proposent des activités d’éducation thérapeutique, mais chacun ou presque a construit son propre outil… qui n’est pas validé. Il existe des déviations importantes entre les conditions dans lesquelles la preuve d’efficacité a été obtenue et ce qui est réalisé en pratique. Attention, je ne prône pas du tout un relativisme nihiliste, mais il faut rester humble sur la place de la science dans la pratique. Il faudrait aussi diminuer la pression qui pèse sur nos étudiants et nos médecins à l’égard de la science. A force d’entendre sans arrêt qu’ils doivent avoir une pratique scientifique, certains se sentent presque coupables quand ils se rendent compte qu’ils n’arrivent pas à répondre à cette injonction. Autant il est nécessaire d’être aussi scientifique que possible et de s’inspirer au mieux des données disponibles, autant il est complètement illusoire d’imaginer que la pratique peut être systématiquement « guidée par la science ». Ce n’est pas possible. Revendiquer cette vision de la science, où l’on se soumet à elle comme les religieux se soumettent à leur Dieu, c’est relever du scientisme, non de la science. Le scientisme est ainsi cet angle mort possible dans la formation scientifique des médecins.
Seuls 10% des traitements en médecine reposent en fait sur des niveaux de preuve élevés
F. Berna
Pourquoi ?
FB : Cela tient sans doute à la façon dont on forme nos étudiants en médecine. Il leur est demandé d’acquérir des connaissances dans de nombreux domaines et on leur affirme que ces connaissances sont basées sur la science. On leur apprend la lecture critique d’articles, on leur enseigne des recommandations thérapeutiques qui guident leur action. Les étudiants croient donc que ce qu’on leur dit est scientifique, et sortent de leurs études en pensant avoir un bagage tout aussi scientifique pour appréhender leur pratique. Sauf que tout cela se fait au pas de charge, et on leur explique peu sur quel niveau de preuve scientifique repose ce qu’on leur enseigne. Par exemple, les recommandations thérapeutiques sont souvent basées sur des études avec des niveaux de preuve assez faible. Seuls 10 % des traitements en médecine reposent en fait sur des niveaux de preuve élevés. Et parmi ces 10%, on trouve 80% de médicaments, ce qui veut dire qu’on a très peu d’INM disposant d’un haut niveau de preuve.
Il me semble donc plus juste de dire que le médecin sort de sa formation médicale avec un vernis scientifique, mais il n’est en aucun cas un expert en science capable de comprendre tous les enjeux de la complexité de l’évaluation d’une thérapeutique. De là naît sans doute ce réflexe un peu facile de juger comme non scientifique ce qui n’entre pas dans ce modèle biomédical auquel il a été formaté au pas de charge, et c’est là aussi un angle mort. On voit également cette approche chez les zététiciens qui vont dire que les médecines non conventionnelles ne sont pas scientifiques ou pas rationnelles parce que l’on ne comprend pas comment elles pourraient marcher, ou parce qu’elles ne sont pas inscrites dans un paradigme matérialiste. Mais leur critique part d’une vision souvent fantasmée de la médecine dite scientifique, qui néglige de voir que certains points faibles dénoncés dans le non conventionnel se retrouvent à l’identique dans le conventionnel.
Face à la méditation, l’acupuncture ou l’homéopathie dont on ignore quels pourraient être les mécanismes d’action, dénonce-t-on d’abord ce que l’on considère être des croyances irrationnelles ?
FB : C’est un problème surtout franco-français. Est rejeté ce qui ne répond pas au paradigme du réductionnisme physico-chimique du médecin et épistémologue Claude Bernard : on a une hypothèse, un mécanisme physiopathologique et un traitement qui répond à ce mécanisme. Dès que l’on n’entre pas dans ce paradigme matérialiste, on est taxé de non scientifique. Claude Bernard était d’ailleurs opposé à l’évaluation de l’efficacité des traitements dont on ne comprenait pas la physiopathologie. L’EBM a tordu le coup à cette notion, en proposant des évaluations reposant sur des essais cliniques, sans se préoccuper de la physiopathologie. L’idéal, c’est évidemment de disposer des deux, la démonstration de la preuve et celle des mécanismes, et Grégory s’emploie beaucoup à ce type de recherche. Mais en pratique, dans notre médecine dite conventionnelle, on sait que beaucoup de médicaments marchent plus ou moins, sans savoir pourquoi. On a donc trop vite fait d’ériger comme un mythe notre médecine scientifique en laissant croire qu’elle est fondée exclusivement sur des traitements dont l’efficacité est prouvée et dont on comprend les mécanismes physiopathologiques. C’est faux.
C’est finalement une question citoyenne. Voulons-nous une santé responsable, active et orientée sur la prévention, ou attendant que les pathologies soient graves pour réagir ?
G.Ninot
GN : L’influence de Claude Bernard se retrouve aussi dans la notion d’un traitement reposant sur un seul mécanisme biologique explicatif, avec une seule molécule pour agir dessus. On ne devrait ainsi opter que pour des molécules ciblées. Cette vision ultra réductionniste conduirait finalement à ce qu’un médecin, un psychologue ou un kiné soient des ingénieurs appliquant bêtement une recette. C’est absurde quand on parle d’êtres humains soignant d’autres humains. Cette vision est toutefois adaptée à l’industrie, qui cherche à proposer la molécule censée répondre à tel ou tel problème physiopathologique. Pourquoi pas, mais à côté, de nombreuses maladies présentent des causes et des mécanismes multiples agissant simultanément. C’est le cas de la plupart des maladies chroniques, que l'on appelle non transmissibles, autrement dit causées par l’environnement au sens large. Face à elles, des interventions médiées par un humain sont très efficaces, pas forcément pour les guérir, mais pour atténuer leurs conséquences. En tant que scientifiques, membres d’une société savante, nous nous y intéressons mais cherchons avant tout à éclairer le champ, en informant sur les pratiques dont l’utilité est validée par des preuves. Ce qui devrait ensuite conduire à la question du remboursement des solutions efficaces. Or aujourd’hui, si des molécules onéreuses peuvent être remboursées sans forcément apporter de grands bénéfices en termes de santé, pourquoi ce ne serait pas le cas pour des INM efficaces bien moins onéreuses ?
Mais pourquoi ces molécules sont-elles aujourd’hui remboursées et pas les INM ?
GN : La prise en charge, en totalité ou en partie, relève de la décision politique et des choix de l’Assurance maladie, des organismes d’aide à l’autonomie et des complémentaires santé. Il ne s’agit plus du tout de discussion scientifique. C’est pourquoi notre congrès annuel NPIS Summit lance cette discussion en demandant aux acteurs concernés de faire preuve de courage. Et d’arrêter de prétendre que les INM coûtent cher, car des études montrent la réduction significative du nombre et de la fréquence des hospitalisations, grâce à elles. La question est, dans le fond, citoyenne. Quelle santé voulons-nous avoir ? Une santé responsable, active et orientée sur la prévention ou une santé attendant que les pathologies soient graves pour réagir ? L’explosion du nombre de personnes souffrant d’une ou plusieurs pathologies psychiatriques et de maladies chroniques plaident la première option, sachant que les premiers rapports officiels datent de 2006 pour l’OMS et de 2010 pour la France. Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
A suivre…
Ici la seconde partie du débat entre Grégory Ninot et Fabrice Berna.