« Un conflit de rationalité peut exister en médecine »
Co-auteur d’un rapport de l’Académie de médecine sur l’irrationalité dans le soin, Bruno Falissard invite à une alliance thérapeutique non dogmatique. Une médecine basée sur la science et le bon sens.
Sans que cela ne soit généralement étayé par des études rigoureuses, on entend de plus en plus parler d’une montée de l’irrationnel et des croyances qui y sont associées, notamment en matière de santé. Le sujet s’est ainsi imposé à l’Académie de médecine qui a publié ce printemps un rapport sur la place de l’irrationalité dans le soin.
Il y est question de malades qui peuvent se tourner « vers des pratiques non conventionnelles, parfois au détriment de leur santé », et de soignants bien souvent démunis face à des comportements jugés irrationnels. Un concept toutefois délicat à manier car il n’est pas univoque, comme le souligne ce rapport qui invite à respecter la réalité des faits et du savoir mais aussi le vécu intime.
Son premier auteur, le pédo-psychiatre et biostatisticien Bruno Falissard, est l’invité de Raison sensible pour nous parler d’une rationalité dont on cause souvent à tort et à travers. Il incite d’ailleurs à éviter de trop se référer à un terme fréquemment galvaudé, et à ne pas exagérer l’importance de menaces telles que les dérives sectaires.
Cet entretien pointe aussi les limites d’une médecine basée sur les preuves présentée comme la garantie scientifique d’un soin efficace pour tous car rationnel, alors qu’elle est aujourd’hui la médecine de l’industrie pharmaceutique qui la finance et l’évalue dans le cadre d’un système de santé structurellement biaisé.
Professeur Falissard, quelle est l’origine de ce rapport sur la place de l’irrationalité dans le soin ?
D’abord l’épidémie de covid où l’on a vu un ébranlement des rationalités tous azimuts, avec des gens qui refusaient le vaccin de peur qu’on leur injecte des puces 5G ou un scientifique du Sud-Est de la France qui a pu raconter n’importe quoi. On assiste par ailleurs à un affrontement à propos des soins non conventionnels avec, par exemple, le collectif NoFakeMed pour lequel tout accès à un soin de ce type relève du charlatanisme, de l’irrationalité, de la supercherie et d’un comportement sectaire, tandis que des collègues ou des soignants en utilisent certains. Face à tout cela, nous nous sommes dits : revenons aux fondamentaux. Qu’est-ce que la rationalité ? Quelle est sa place en médecine ? Un patient est-il légitime à être irrationnel ? Et un médecin ? Nous avons donc tout remis à plat.
Comment cela ?
En commençant par s’interroger sur la définition de la rationalité. 2500 ans de littérature philosophique livrent de nombreuses définitions du rationnel, et nous en mettons deux en évidence. La plus classique pour un scientifique, c’est l’absence de contradiction dans l’utilisation d’un raisonnement logique pour produire des connaissances. L’autre relève davantage d’une rationalité instrumentale en considérant rationnel celui qui met en œuvre ce qu’il faut pour arriver à ses fins. On voit donc immédiatement deux directions. D’abord celle d’un médecin formé à une médecine scientifique que je soutiens en tant que professeur de médecine : si un patient est malade de la tuberculose, c’est à cause du bacille de Koch, donc on utilise un antibiotique pour le tuer et le patient va guérir dans une rationalité scientifique. L’autre direction est celle d’un patient qui a eu recours à un rebouteux pour soigner une arthrose, et estime avoir eu raison car il a guéri, même si on lui dit qu’il a eu tort. Peut ainsi exister un conflit de rationalité en médecine.
Nous avons décidé de mettre de côté le terme de rationalité
En l’occurrence on a un soignant qui utilise une grille de lecture scientifique institutionnelle, et un soigné s’appuyant sur son expérience personnelle.
D’un côté une belle rationalité académique et logique, de l’autre une rationalité pragmatique estimant bien de faire ce qui marche. En fait, les deux ont rationnellement raison. Nous avons donc décidé de mettre de côté le terme de rationalité pour prendre un angle d’attaque plus fertile : celui des faits, des normes et des valeurs. On comprend alors beaucoup mieux ce qui se passe. Prenons l’exemple de la naturopathie qui peut paraître complètement irrationnelle à un médecin par son principe que la nature, c’est bon. Ceci impliquerait que la chimie, c’est mal. Dans ce cas on n’utiliserait pas la chimiothérapie et les gens mourraient du cancer. En raisonnant ainsi, on confond les faits et les valeurs. Il est légitime de considérer que la nature, c’est bien, mais c’est une valeur. On peut d’ailleurs tout aussi bien considérer le contraire par ce qui relève du positionnement moral de tout un chacun. Mais ce n’est pas parce que la nature est bonne au niveau des valeurs qu’elle l’est pour soigner les maladies. Là, on rentre dans une question de fait, de réalité. Et boire un bouillon de légumes ne guérit pas d’un cancer du pancréas, même si l’idée est attractive. Il importe donc de bien différencier faits et valeurs, mais la médecine moderne a sous-évalué ces dernières. Le médecin part de l’idée qu’il sait ce qui est bon pour vous alors que les patients lui répondent, avec raison, qu’ils savent, eux, ce qui est bon pour eux.
Que mettez-vous alors en avant ?
La relation médecin-malade, l’alliance thérapeutique. Des données montrent que cette alliance est un facteur prédictif d’efficacité des traitements, ne serait-ce que pour beaucoup de maladies chroniques où le problème principal est l’observance des traitements, le fait que les gens ne prennent pas leurs médicaments, faute d’une bonne alliance thérapeutique. Pour l’obtenir, le médecin doit être dans une position non dogmatique où le patient est accueilli tel qu’il est, avec bienveillance. Dans un échange franc, le médecin est à l’écoute des valeurs de son patient, et ce dernier reconnaît que le praticien connaît certains faits. Par exemple des études établissant que face à une hypertension artérielle avérée, on prend un risque avec sa vie sans traitement hypertenseur. Ce fait n’est pas une valeur, et doit être considéré en tant que tel. Mais entre les faits et les valeurs, il y a les normes, ce que l’on demande au médecin de faire face à telle ou telle situation, comme la stratégie thérapeutique recommandée par la Haute Autorité de Santé ou une société savante pour un patient présentant à plusieurs reprises une tension de 15/9. Ces normes viennent de l’Evidence base medicine (EBM), la médecine dite basée sur les preuves. Des faits prouvés avec lesquels on retrouve la notion de rationalité. Or en réalité, c’est plus compliqué que cela.
Avec l’EBM, arrive le sacre de la pensée statistique
Pourquoi ?
Historiquement, l’EBM est arrivée dans la seconde moitié du vingtième siècle. On est alors sorti d’une médecine ultra paternaliste où le chef de service avait toujours raison. Avec l’EBM arrive le sacre de la pensée statistique et de ses données qui rendront globalement la médecine plus efficace si on les suit que si on ne les suit pas. Mais il faut être capable d’en sortir avec certains patients, ce qui était d’ailleurs prévu au début de l’EBM. Elle reposait en effet sur le savoir statistique, mais également sur les valeurs du patient, ce qu’il souhaite, et sur le jugement d’un clinicien prescrivant aussi en fonction de son expérience. Or avec le temps et les contraintes économiques imposant d’optimiser un système de soin onéreux, on a observé une pseudo-rationalisation des normes et de l’EBM avec une focalisation sur les résultats statistiques.
Et une injonction à suivre la norme s’imposant à la fois aux patients et aux médecins ?
Oui, et non, car dans cette relation triangulaire, il n’y a en fait rien d’imposé. On ne peut pas imposer un traitement à un patient. S’il ne le veut pas, il ne le prendra pas. Le patient ne peut rien imposer non plus à un médecin responsable de sa prescription quand il fait une ordonnance.
Dans la plupart des cas, le traitement ne résulte pas d’une déduction logique irréfutable
Mais s’impose tout de même cette norme présentée comme la voie de la rationalité. Et si on ne la suit pas, on passe pour irrationnel…
Certes, et c’est pour cela que quand un médecin présente à son patient une prescription comme la seule possible, la seule rationnelle, c’est selon moi une entorse à ce que devrait être une pratique médicale. Face à un patient, je dois l’écouter, analyser sa plainte, et généralement l’associer à un diagnostic et à un traitement. Mais je dois aussi lui expliquer cette démarche, et dans quelle mesure la thérapeutique est cohérente avec le diagnostic et sa plainte. Evidemment, face à un arrêt cardiaque, l’usage d’un défibrillateur s’impose. Mais dans la plupart des cas, le traitement ne résulte pas d’une déduction logique absolument irréfutable. Il faut donc de la souplesse. Et si le patient ou le médecin se recroqueville derrière sa propre rationalité, c’est souvent pour se défendre face à un interlocuteur qui le met personnellement en tension. Par exemple quand le médecin trouve insupportable que son patient aille voir un naturopathe, et va donc se fâcher dans sa prestance de médecin rationnel. Alors que si un patient me dit cela, je lui répondrai : ok, je comprends, c’est bien de me le dire, mais ça m’inquiète un peu car j’ai l’impression que je ne réponds pas à vos attentes. Que pensez-vous que ce naturopathe va vous apporter ? On peut en discuter pour que je comprenne mieux la situation ?
Avec le covid, on a plutôt vu de l’autoritarisme médical avec des confinements, une vaccination imposée ou l’homologation rapide de traitements comme le Remdesivir ou le Paxlovid tandis que l’on en stigmatisait d’autres comme l’hydroxychloroquine, la vitamine D ou certains antidépresseurs. Ces choix ont été imposés, mais était-on dans la rationalité ? Vous parliez de personnes qui fantasmaient l’injection de puces 5G via les vaccins, mais des doutes ou des critiques légitimes face aux choix effectués n’étaient pas forcément irrationnels. Or on les a présentés comme tels.
Le cas particulier du covid relève de la santé publique. On ne considère pas de la même façon une rationalité clinique avec un patient singulier et une rationalité dans le champs de la santé publique. Un patient est unique et difficile à capter avec des données scientifiques qui permettraient de prédire ce qui peut arriver à un homme de 72 ans ayant un indice de masse corporel de 32, un syndrome métabolique, ou que sais-je encore. Je vais avoir du mal à trouver des données qui lui correspondent exactement, donc la rationalité scientifique que je vais pouvoir appliquer à ce patient est limitée. En santé publique en revanche, on travaille sur une population qui est moyennée, sur laquelle la statistique a une efficacité beaucoup plus forte quand on doit prendre une décision. C’est pour cela qu’elle a au départ été davantage utilisée en santé publique qu’en soin clinique. Lors de la crise du covid, il aurait fallu expliquer pourquoi on prenait telle décision de santé publique en confinant, en vaccinant ou en recommandant, ou pas, tel ou tel médicament. La question aurait dû être abordée dans sa complexité en disant que même si pour certains cela pouvait être discutable, on travaillait pour un traitement collectif avec des mesures comme la vaccination en vue d’améliorer la santé de tous, en particulier des plus vulnérables. Un choix politique qui n’est pas seulement rationnel.
Quand tout le monde dit du faux, on peut choisir ce qu’on veut
On a bien présenté ces choix comme un impératif collectif, mais ils ont été survendus de façon peu rationnelle en affirmant que la vaccination pourrait arrêter l’épidémie sur la base sur de projections et de modélisations qui prévoyaient une immunité collective. Des médecins comme des ministres ont assuré que les vaccins arrêteraient la transmission du virus et qu’il n’y avait pas de problème d’effets indésirables, ce qui s’est avéré faux. Donc même au niveau de la santé publique, la rationalité de ce type de décision et du discours qui lui a été associé pose question.
C’est vrai, et c’est là qu’il y a des divergences au sein de la profession. Des collègues estiment que les gens ne vont pas pouvoir comprendre une réalité compliquée, donc sont proférées des choses caricaturales et inexactes. Je ne suis pas partisan de cette approche, car si l’on dit des choses caricaturales, on dira des choses fausses. Ceux qui critiquaient les mesures sanitaires ont aussi raconté des choses fausses, mais quand tout le monde dit du faux, on peut finalement choisir ce qu’on veut. C’est une catastrophe pour l’information comme pour la médecine. Je pense que l’on a fait un calcul de court terme, mais, en tant que psychiatre, j’ai appris qu’aborder la complexité est ce qui permet toujours de gagner sur le long terme. Donc j’aurais préféré rentrer dans le vif du sujet en disant que gérer une épidémie, c’est compliqué, mais que l’on s’entoure du maximum d’informations, avec des données expérimentales qui viennent en partie de firmes pharmaceutiques recherchant évidemment le profit. Des données sur lesquelles on essaie de prendre du recul, mais qui permettent d’arriver à un consensus global allant plutôt dans le sens des mesures prises.
Cette notion de consensus a beaucoup été utilisée pour justifier les mesures, notamment dans la presse avec des fact checkers qui ont pu considérer des avis scientifiques contredisant ce supposé consensus comme de la désinformation alors qu’ils relevaient de la controverse...
Oui, là aussi tout est plus compliqué et on devrait le dire. La notion de consensus, comme celle de critique qui va avec, est inhérente à la constitution d’un savoir scientifique. Le problème est que ça prend du temps. Pour montrer que le tabac était un facteur de risque de cancer du poumon, il a fallu de nombreuses années alors que ça paraît maintenant une évidence. Avec le covid, on était dans une situation d’urgence et le consensus ne pouvait pas émerger comme d’habitude, d’où l’expression d’opinions contradictoires. Cela n’aurait pas dû être un problème. Comme toujours dans ces cas là, il fallait faire œuvre de pédagogie, et d’épistémologie.
Je ne crois pas que nous soyons plus irrationnels qu’avant
Comme vous l’avez indiqué, votre rapport répond au discours soutenant que l’irrationnel a grandement profité du covid et se répand largement via des médecines non conventionnelles avec un essor inquiétant des dérives sectaires. Mais puisque vous parlez d’épistémologie et donc d’étude de la connaissance, est-on face à un phénomène bien établi ou plutôt à un ressenti assorti d’un discours politique ?
Ce qui est incontestable, c’est qu’on en parle plus. Je travaille personnellement dans deux domaines, la pédo-psychiatrie et les soins complémentaires ou non conventionnels. Ces derniers occupent 95 % de mes contacts avec les médias alors que la pédopsychiatrie constitue un problème de santé publique bien plus important. Mais depuis dix ans, il y a des interrogations sociétales autour de ces histoires de soins différents et de rationalité. Sommes-nous plus irrationnel qu’avant ? Je n’en sais rien, et ne le crois pas. Mais comme on en parle plus, il faut en parler.
Cela ne veut pas dire que c’est un problème qui s’aggrave comme on l’entend néanmoins un peu partout.
Non, et je ne pense pas que ce soit le cas. D’ailleurs, quand on écoute les responsables de la Miviludes (Missions interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), ils sont mesurés sur l’évolution des plaintes et la fiabilité d’une éventuelle hausse.
Les rapports de la Miviludes servent pourtant à parler d’explosion des signalements, ce qui a justifié dernièrement une nouvelle loi sur les dérives sectaires qui toucheraient particulièrement le domaine de la santé.
Certes, mais nous avons auditionné à l’Académie le directeur de la Miviludes en lui posant explicitement la question de la réalité de cette explosion des dérives sectaires et il a été quelque peu mesuré dans sa réponse.
Monsieur Le Vaillant, ce directeur, était l’année dernière aux Assises sur les dérives sectaires aux côtés de la secrétaire d’Etat Sonia Backès qui tenait un discours alarmiste sur une augmentation de ces dérives ayant conduit à l’élaboration du projet de loi…
C’était un discours politique, comme pour la consommation d’alcool ou de tabac. On dit que c’est une catastrophe, et c’est vrai, mais avant c’était bien pire. Il y a une différence entre les données factuelles, leur ressentis et leur utilisation politique. Ce qui a vraiment changé, ce sont les réseaux sociaux, avec tout de même de petites données sociologiques là dessus. Avant, il y avait plus de méta-récits, de discours qui arrosaient tout un pays pour expliquer que les choses étaient simples. Avec aussi une même religion pour tout le monde, et le prêtre pour régler les problèmes. La science est ensuite arrivée pour expliquer les choses, et tout le monde était plutôt d’accord. Aujourd’hui, les avis sont divergents sur le fait que la science soit plus ou moins respectée, mais une critique s’exprime en tout cas publiquement, ce qui était auparavant mal vu. Et alors qu’on a eu pendant un temps deux ou trois chaines de télévision, les médias sont maintenant très fragmentés dans des micros communautés où des récits peuvent s’amplifier. Ils sont différents d’une communauté à l’autre, ce qui donne une impression d’irrationalité terrible.
Le scientisme peut faire le lit du complotisme
Parmi ces communautés, il y a celle des porteurs autoproclamés du rationnel qui fustigent l’irrationalité de toutes sortes de croyances. On y trouve au premier plan le sociologue Gérald Bronner que vous avez auditionné. Il a acquis une forme d’autorité sur cette question en pointant le problème des biais cognitifs qui révèleraient notre tendance à la crédulité et à l’irrationnel, bien que ce qu’il avance soit contredit par des études comme l’a montré le chercheur en science cognitives Hugo Mercier. Vous reprenez néanmoins ce que soutient Bronner dans votre rapport.
Gérald Bronner contribue au débat avec des éléments intéressants. Il a certes une position extrême qui lui appartient et peut s’expliquer par son parcours de vie et son évolution. Il a beaucoup changé et le dit explicitement. Comme un athée qui devient religieux pourra faire preuve d’absolutisme, la rencontre avec la rationalité scientifique et ses bienfaits peut amener à s’engager fermement de ce côté-là. On l’a écouté, et je ne partage pas tout ce qu’il dit, notamment en tant que clinicien. Car ne pas être rationnel au sens de Gérald Bronner aide parfois à mieux vivre. Alors pourquoi pas.
En tant que converti et comme militant, représente-t-il une sorte d’intégrisme de la rationalité qui constitue le pendant de croyances irrationnelles comme celles des vaccins liées à la 5G ? Deux types de positionnement caricaturaux qui s’alimenteraient l’un l’autre…
Il faut saluer les collègues qui alimentent notre réflexion sur la rationalité dans le soin à partir de données scientifiques. Mais attention, il y a parfois la tentation d’un scientisme qui peut faire le lit du complotisme. Le scientisme, c’est prendre une position utilisant le savoir scientifique au-delà de ce qu’il peut dire avec toute l’humilité nécessaire. On confine alors à un dogmatisme scientifique qui permet à des complotistes de répliquer : ce qu’ils disent est excessif, donc faux, donc écoutez nous qui disons des choses justes. Les gens s’en rendent d’ailleurs compte, et parfois un discours scientifique simpliste est vu comme suspect, le bébé de la science pouvant alors se retrouver jeté avec l’eau du bain. Mais ce qui compte, c’est que Gérald Bronner participe à un débat. Avec des positions assez dures, mais c’est bien de débattre.
Sauf qu’il n’est pas vraiment dans le débat en tant que fer de lance d’une tendance à disqualifier ses adversaires comme irrationnels, crédules ou complotistes. Ils sont présentés comme victimes de biais cognitifs, donc irraisonnables, et pas entendables.
En psychiatrie, on a eu ça avec l’affrontement « psychanalyse contre neuroscience » où il y avait disqualification mutuelle. Les neuroscientifiques qualifiaient les psychanalystes d’ignorants et de charlatans tandis que les psychanalystes leur rétorquaient qu’ils ne savaient pas ce qu’était un véritable être humain en niant toute sa complexité. Mais je ne suis pas contre les contradictions, même si elles sont dures. Après, il est vrai qu’il faut tout de même un peu de respect de la parole de l’autre.
On devrait pouvoir évaluer les rebouteux
Pour en revenir à la médecine, l’EBM veut lui apporter de la rationalité grâce à des résultats statistiques provenant d’essais cliniques. Ils permettent de dire qu’un traitement a fait la preuve de son efficacité en montrant rationnellement son utilité. Par conséquent, tout traitement n’ayant pas fait cette démonstration statistique peut être perçu comme irrationnel.
Oui, c’est un abus scientiste. Surtout que tout médecin, comme tout patient, sait que l’on ne peut pas être sûr qu’un traitement va fonctionner quand il est prescrit. C’est dur pour les médecins comme pour les patients, car tous deux aimeraient être certains que ça va marcher, mais on n’en sait rien. Le patient étant un sujet unique, on ne peut pas prédire ce qui va fonctionner chez lui. Pour s’en sortir, on utilise les statistiques qui permettent de dire qu’il serait mieux d’utiliser tel traitement, en moyenne. Ce n’est pas négligeable de savoir cela. Le problème, c’est qu’en disant qu’en moyenne c’est mieux, on sous-entend que c’est toujours mieux. C’est faux, mais ça facilite la vie de tout le monde. Au médecin qui donnera un traitement ayant fait ses preuves par l’EBM comme au patient qui pourra faire confiance à un traitement que la science a jugé efficace. Ce qui peut d’ailleurs être auto-réalisateur, car quand tout le monde pense qu’un traitement est efficace, il l’est davantage.
Mais qu’évalue-t-on ? Sur quels traitements a-t-on des données statistiques permettant de dire qu’ils sont efficaces ? Ceux pour lesquels ont pu être effectués les essais cliniques exigés par l’EBM dont le coût peut se chiffrer en centaines de millions d’euros.
C’est un vrai biais, d’autant que ce sont ceux qui vendent les soins qui les évaluent. On le justifie en estimant qu’ils vont gagner de l’argent avec le soin et pourront donc rembourser le coût de son développement. Cela marche avec les soins industriels, les médicaments ou les dispositifs médicaux comme des pacemakers, mais pas pour tous les soins humains. Résultats, ces derniers sont clairement moins étudiés que les soins industriels. On sait donc moins s’ils sont efficaces, on les dénigre, et on les utilise moins.
Qu’appelez-vous soins humains ?
Des soins faits par des humains comme les psychothérapies, l’activité physique ou la kinésithérapie, entres autres.
Celui inclut-il la consultation d’un rebouteux, la pratique du yoga ou tout autre soin non conventionnel ?
Pourquoi pas. Il faut être humble, et se rappeler que lorsque quelqu’un a soutenu que l’ulcère à l’estomac provenait d’une bactérie, tout le monde s’est marré. On considérait cela absurde et personne n’a voulu faire d’étude. Il a fallu que le mec s’injecte lui-même la bactérie, fasse un ulcère, et prenne l’antibiotique qui le soigne. Finalement, il a obtenu le prix Nobel de médecine. L’histoire de la médecine montre l’importance de l’humilité face à ce qu’est a priori un soin efficace. Donc oui, on devrait pouvoir évaluer les rebouteux et d’autres soins non conventionnels, comme cela peut déjà se faire pour l’acupuncture.
Mais l’évaluation de ces soins non conventionnels se fait rarement dans de bonnes conditions, faute de financement et de volonté publique. Du coup on qualifie a priori d’irrationnel ce qui n’a pas eu les moyens d’être évalué selon les méthodes de l’EBM. En grossissant un peu le trait, on pourrait ainsi dire qu’est en fait considéré comme irrationnel tout ce qui n’est pas promu par l’industrie pharmaceutique.
Oui, avec des exceptions qui sont les dispositifs médicaux, les interventions chirurgicales ou dans une certaine mesure la kinésithérapie. C’est vraiment le gros biais de notre système de santé actuel.
La pratique médicale n’est pas une pratique scientifique
Sous couvert de rationalité, cela induit-il un refus institutionnel d’une médecine complémentaire ? Avec des patients cancéreux qui sont souvent presque incités à ne pas dire qu’ils suivent un tel traitement leur faisant du bien, de crainte d’être critiqués par leur oncologue...
Un effet collatéral du scientisme. On est encore trop dans l’idée de ne pas parler de ce qui est compliqué car on pense que ce ne sera pas audible. On va donc se cantonner à ce qui est simple, les traitement évalués par les industriels, et écarter le reste comme irrationnel. Une autre voie consiste à assumer le compliqué, ce qui est un peu vaporeux et plus dur à faire comprendre. Ce sont deux directions éthiquement et pragmatiquement différentes. Pour moi la seconde est la bonne, mais je suis prêts à débattre avec ceux qui préfèrent la première.
Ceux qui peuvent résumer le débat en affirmant que d’un côté se trouve la science, de l’autre des croyances que l’on adopte et conserve en raison de biais cognitifs...
Revenons plutôt à ce qui disent les philosophes : quelle est la définition d’une preuve ? Une proposition est prouvée quand elle est établie par une méthodologie reconnue et entraîne une croyance. Donc dire que d’un côté il y a des croyances, de l’autre de la science avec des faits, c’est faire l’impasse sur cette réflexion philosophique. Voilà pourquoi on a préféré dans notre rapport segmenter la question sur les faits, les normes et les valeurs. Les faits et les valeurs sont deux dimensions bien distinctes. Le médecin doit respecter les valeurs des patients, et ce dernier accepter qu’en médecine il existe des faits non contestables, comme celui que la terre soit ronde.
Chacun serait ainsi appelé à faire preuve de raison tout en étant sensible à la réalité et aux ressentis, sans se montrer présomptueux, conscient des limites de notre connaissance...
On peut dire ça. La science a une place indiscutable en médecine, souvenons-nous de ce qu’elle était il y a cent ou deux cents ans… Mais pour autant la pratique médicale n’est pas une pratique scientifique, et ce pour de multiples raisons, la première étant que la médecine n’est jamais très éloignée de la question de la souffrance et de la finitude de la vie humaine. Deux questions qui nous interrogent au plus profond de nous-même. Il faut que tout le monde l’accepte : les médecins bien sûr, mais également les patients ainsi que les politiques et les autorités de santé.