« Le Mpox 1b, c'est l’émergence d’une nouvelle IST, une de plus »
L’alerte de l’OMS sur le Mpox pose la question sensible de la recrudescence des infections sexuellement transmissibles. Eric Caumes invite à y faire face, sans oublier le safer sex.
Face à une flambée épidémique partie de la République démocratique du Congo (RDC), l’OMS a déclaré le 14 août une urgence de santé publique internationale pour la variole du singe, rebaptisée Mpox. Ce plus haut niveau d’alerte concerne plus particulièrement une souche du clade 1 de ce Mpox, à la différence de l’urgence déjà émise en 2022 après à la diffusion inédite à travers le monde d’un virus du clade 2, dont la mortalité est beaucoup plus faible.
C’est donc cette fois le clade de Mpox le plus dangereux qui inquiète l’OMS, avec un nouveau variant, dit 1b, qui s’est étendu aux pays limitrophes de la RDC et vient d’être détecté en Europe. Evidemment, la nouvelle urgence sanitaire provoque depuis une semaine quantité de réactions. De l’affirmation que l’on disposerait d’un traitement et de vaccins efficaces pour ce clade 1b à la suspicion d’une manipulation de l’OMS avec un virus créé en laboratoire, elles sont souvent inexactes ou bien présomptueuses…
Notre entretien de la semaine ramène à la réalité de ce Mpox dont le nouveau variant a une caractéristique particulière : il a été classé comme une infection sexuellement transmissible (IST). Un type de maladie sur lequel notre invité, le professeur d’infectiologie Eric Caumes, alerte depuis 2018, alarmé de voir l’incidence de ces infections augmenter depuis plus de vingt ans, sans que l’on ne s’en soucie vraiment.
Des maladies oubliées, comme le safer sex
Selon l’OMS, plus d’un million de personnes âgées de 15 à 49 ans contracte chaque jour une IST dans le monde. En 2020, 374 millions de terriens auraient ainsi été infectés par l’une des quatre plus fréquentes : la chlamydiose, la gonorrhée, la syphilis ou la trichomonase. Des maladies oubliées dont on guérit quand on les soigne, mais qui peuvent présenter des complications, parfois graves.
En 2022, le professeur Caumes a publié Sexe, les nouveaux dangers (Editions Bouquins) pour prévenir d’un risque négligé. Un livre où il revenait sur l’histoire du sida et celle de la syphilis, avec le sentiment qu’elles n’avaient pas été retenues, ce qui nous exposerait à un retour d’anciennes IST, et à l’apparition de nouvelles. Des infections plus diverses qu’on ne le pense, avec par exemple le virus Ebola, extrêmement mortel, et toujours détectable dans le sperme de malades de longs mois après leur rétablissement. Une période durant laquelle ils s’avèrent ainsi toujours contagieux par relation sexuelle, bien que guéris.
Face à des IST que le Mpox invite à regarder d’un œil nouveau, Eric Caumes juge nécessaire de rappeler l’importance du safer sexe. Une démarche initiée dans les années 1980 pour rendre le sexe plus sûr face au sida en évitant les comportements à haut risque. A savoir une grande multiplication des partenaires, bien souvent anonymes, et sans protection. Une hypersexualité naturellement propice à la diffusion d’IST dont la recrudescence s’est avérée concomitante à l’arrivée de traitements efficaces pour traiter le virus HIV.
Des attaques, mais pas de discussion
Après la sortie de son livre, Eric Caumes a été très attaqué pour son discours pointant le risque médical de certaines pratiques sexuelles, ainsi que pour son opposition supposée à la PrEP, la prophylaxie pré-exposition contre le VIH. Ce médicament a permis d’éviter l’infection par le virus dès lors qu’on le prenait de deux à vingt-quatre heures avant un rapport sexuel, puis à nouveau les deux jours le suivant. Il est prescrit depuis 2016 à environ 30 000 personnes en France, essentiellement des HSH, des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes. Une population qu’Eric Caumes a été accusé de stigmatiser.
L’infectiologue dément toute homophobie, mais il redoute que la PrEP, en envoyant aux oubliettes la peur du sida mais aussi celle des autres IST, n’incite à des pratiques sexuelles à risque médical. Et ce dans un contexte où s’est développé le chem sex qui consiste à utiliser diverses drogues avant des rapports sexuels. Ce qui n’est pas sans augmenter le risque infectieux lié à une sexualité pouvant être de plus en plus chimiquement assistée.
C’est sur ce risque qu’Eric Caumes cherche aujourd’hui encore à alerter, en estimant nécessaire de mieux considérer le volet comportemental dans une prévention des IST où l’on a tendance à se focaliser sur les médicaments et les vaccins. Il l’a ré-affirmé au printemps dans un éditorial du Journal of travel medicine dédié à la lutte contre les IST lors de voyages. Il y notait la détection du Mpox 1b chez des travailleurs du sexe en RDC, mais la voix du professeur est devenue inaudible en France où il constate depuis deux ans que l’on ne peut pas parler de l’impact sanitaire potentiel d’une hypersexualité peu précautionneuse.
La nouvelle IST que constitue ce Mpox 1b amène Raison sensible à aborder ce sujet sans œillères avec le professeur Caumes. De quoi élargir le champ de la discussion et parler de médecine, de morale, d’idéologie, de conflits d’intérêt et d’infections à regarder en face, sans tabou ni fantasme. En commençant par le Mpox et chacun de ses clades.
Eric Caumes, l’OMS vient de lancer une urgence mondiale de santé publique sur le Mpox. Vous qui alertez depuis 2018 sur la nouvelle menace que constitueraient les IST, est-ce ce que vous redoutiez ?
Oui, l’émergence d’une nouvelle IST, une de plus. Je suis très étonné que les alertes émises jusqu’à présent n’aient pas interpellé davantage les pouvoirs publics et mes collègues. En juillet 2023, l’OMS avait également publié une mise au point identifiant une trentaine de pathogènes sexuellement transmissibles, dont certains très peu accessibles à des traitements préventifs. Depuis cet avertissement, trois nouvelles maladies liées à une promiscuité sexuelle ont été décrites.
Lesquelles ?
Une provient d’un champignon, Trichophyton mentagrophytes, qui se transmet de peau à peau. Elle n’a pour l’heure été détectée que chez les HSH. La seconde, Klebsiella aerogenes, entraine une infection des follicules pileux du visage et est liée à une bactérie digestive se transmettant de manière sexuelle, probablement du fait de rapports buccaux-anaux. Elle n’a également été décrite que chez des HSH. Enfin, il y a ce Mpox 1b qui a été classé comme IST après qu’on ait trouvé un cluster sexuel en RDC. Les premiers cas datent de mars 2023, et la première publication de janvier 2024. Le virus s’est depuis énormément étendu et a gagné les pays voisins de la RDC. Un cas a maintenant été déclaré en Suède et ce n’est qu’une question de temps pour que la maladie apparaisse ailleurs. Il n’y a aucune raison que ce qui s’est passé en 2022 avec le Mpox 2 n’arrive pas avec le clade 1, réputé plus contagieux, et plus grave.
On évoque une mortalité de 3 %...
Oui, et nous avons maintenant des données plus précises sur le Mpox 1 grâce à un essai thérapeutique avec un antiviral, le tecovirimat. Les résultats préliminaires viennent d’estimer la mortalité à 1,7%, sans différence apparente entre les malades traités et ceux recevant le placebo. C’est inférieur au chiffre de 3,6 % observé en RDC avec le Mpox 1, mais si le 1b se comporte comme son ancêtre, il tuera. Et sa contagiosité supposée plus grande augmente le risque que cela déborde plus rapidement des communautés à risque vers la population générale et atteigne les enfants.
Etonnant pour une IST ?
Non, ces infections ne sont pas uniquement sexuellement transmissibles. L’hépatite B ou le VIH sont aussi transmis par transfusion sanguine et de la mère à l’enfant. Idem avec Zika qui passe aussi par piqure du moustique. Un pathogène peut se transmettre de multiples façons. Avec le Mpox, c’est d’abord par contact rapproché.
Le clade 1 était jusqu’ici plutôt une maladie familiale qui touchait principalement des enfants, mais le 1b a muté et sans doute gagné en transmissibilité sexuelle
C’est la première fois que ce clade 1 du Mpox se transmet principalement par voie sexuelle. Pourquoi ?
Le clade 1 était jusqu’ici plutôt une maladie familiale qui touchait principalement des enfants, mais le 1b a muté et sans doute gagné en transmissibilité sexuelle. A moins que l’on ne se soit jamais rendu compte que le Mpox 1 se transmettait sexuellement, ce qui est possible.
Concernant le Mpox 2 qui connaît aussi une nouvelle épidémie au Brésil, un récent éditorial, co-signé du célèbre infectiologue Yasdan Yasdanpanah, met en avant l’importance du diagnostic, du vaccin et du médicament pour traiter ce virus. Quels sont leurs efficacités ?
Contre le Mpox 2, le vaccin a été assez bien évalué chez les HSH avec une efficacité qui varie de 70 à 90 %. Cela protège des formes graves, mais probablement moins bien de la circulation du virus et du portage. Il y a des réinfections prouvées et la maladie, comme le vaccin, n’est pas complètement immunisante. Quant au médicament, le tecovirimat, on n’en a encore aucune preuve d’efficacité. L’article précise que des essais sont en cours, mais les résultats préliminaires que l’on vient d’obtenir sur le clade 1 semblent montrer qu’il ne marche pas. D’ailleurs, le Mpox 2 s’est avéré mortel aux Etats-Unis chez des immunodéprimés atteints du VIH, ce qui est passé sous les radars français, bien que le tecovirimat ait été utilisé. Je doute ainsi qu’il soit très efficace avec ce clade, alors qu’une absence d’efficacité sur la mortalité a été constatée avec le Mpox 1 pour lequel on ne dispose donc d’aucun traitement. Et on ne connaît pas encore l’efficacité du vaccin sur le clade 1b qui nous préoccupe aujourd’hui.
L’éditorial de Yazdanpanah préconise comme politique sanitaire le diagnostic, le vaccin et le médicament. Il dit par ailleurs que l’épidémie précédente de Mpox 2 a été contrôlée par l’immunité acquise par l’infection et la vaccination, mais aussi par un changement de comportement. Ce dernier n’est toutefois pas préconisé. Est-ce l’oublié dans la prévention ?
Dans cet éditorial, clairement. On assiste à la marchandisation de la prévention des maladies infectieuses, délaissant le non médical qui ne coûte rien et repose sur l’éducation sanitaire. On ne parle que de médicaments et de vaccins, alors qu’on sait très bien que les modifications comportementales, ça marche. Le safer sex a d’ailleurs montré son utilité face au Mpox 2 en 2022 dans la population gay aux USA. On y a observé un changement de comportement sexuel chez environ la moitié d’entre eux, ce qui a probablement beaucoup joué pour arrêter l’épidémie. Le même phénomène a été constaté au Royaume-Uni, mais on n’a pas insisté là-dessus en France car on ne compte apparemment que sur le progrès de la pharmacie.
A la fin des années 1990, on ne voyait plus de syphilis
Vous estimez que l’on n’a pas retenu les leçons du sida ?
Oui, car le terme safer sex a été inventé dans les années 1980 pour y faire face. Cela correspondait alors principalement à une réduction du nombre des partenaires sexuels, à l’arrêt de l’anonymisation des relations et à l’usage du préservatif. Les plus radicaux n’en ont retenu que l’adage abstinence, fidélité, préservatif.
Qui avait élaboré cette stratégie ?
D’abord et avant tout la communauté homosexuelle. Elle a été à la pointe du combat pour prendre en main la prévention d’une maladie qui était en train de la décimer. Cela a permis de la juguler jusqu’à l’arrivée d’anti-retroviraux efficaces.
Avec comme effet collatéral une diminution drastique des autres IST...
Tout à fait. A la fin des années 1990, on ne voyait plus de syphilis ou de gonorrhée.
Tout a changé après l’arrivée des trithérapies ?
Oui, car ces traitements très efficaces pour traiter l’infection VIH ont été associés à une reprise des comportements sexuels à haut risque, avec le multi-partenariat et l’anonymat. Dès le début des années 2000, les IST ont ainsi recommencé à apparaître. Leur augmentation est depuis continuelle.
Quelles est la réalité clinique de ces IST ?
On a revu des complications de la syphilis oubliées. Par exemple la syphilis congénitale, ou des complications neurologiques ou ophtalmologiques. Elles ne sont pas très fréquentes, mais quand le nombre de cas d’une maladie augmente, on voit apparaître ses complications. L’autre problème est la résistance aux antibiotiques, notamment avec le gonocoque.
Les dérives de la PrEP, c’est l’abandon du safer sex
Vous relevez que cette recrudescence des IST est concomitante à l’avènement d’un sexe chimiquement assisté. Avec le viagra mais aussi l’arrivée au milieu des années 2010 de la PrEP qui permet d’éviter l’infection par le VIH. Ce n’est pas un grand progrès ?
Si, évidemment. On m’a fait dire que j’étais contre la PrEP, mais c’est faux. J’ai écrit qu’elle était indispensable chez les hypersexuels et ne peux pas dire autre chose.
Mais considérez-vous que la PrEP légitime des pratiques d’hypersexualité à risque ?
Plutôt qu’elle les déresponsabilise quant au risque d’autres IST. C’est pourquoi j’ai pu dire que les dérives de la PrEP, c’est à dire l’abandon du safer sex, étaient la porte ouverte à l’émergence de nouvelles IST car elle ne préserve pas des maladies auxquelles l’hypersexualité expose, hormis le sida. On a d’ailleurs pris en compte ce risque accru en ajoutant à la PrEP anti-VIH une PEP, prophylaxie post exposition anti IST bactérienne à base de doxycycline que l’on prend dans les trois jours qui suivent un rapport sexuel.
Dans les deux cas, cela impose de prendre quotidiennement ces médicaments si vous multipliez les rapports et les partenaires sexuels à ce rythme...
Oui, et il y aura évidemment des effets indésirables que l’on commence à voir apparaître avec cette PEP qui diminue de deux tiers le risque combiné de trois IST, avec une bien meilleure efficacité pour la syphilis et la chlamydiose que pour la gonorrhée. Mais on ne dit pas par hasard que « les antibiotiques, c’est pas automatique ». Cette utilisation intensive va faire émerger des résistances. C’est particulièrement inquiétant pour la syphilis face à laquelle seules trois classes d’antibiotiques étaient efficaces. Il n’y en a déjà plus que deux car les macrolides sont devenus résistants. Reste la pénicilline et la doxycycline. Si cette dernière ne marche plus, on aura de grandes difficultés à traiter les personnes allergiques à la pénicilline.
En comparant l’époque actuelle aux années 1970 qui ont précédé l’arrivée du sida avec une libération sexuelle ayant conduit à cette hypersexualisation que la PrEP aurait tendance à encourager de nouveau, votre discours a un côté moraliste, présentant l’excès de sexe comme dangereux...
L’excès de tout peut être dangereux ! Mais je ne parle pas d’excès de sexe, seulement d’excès de partenaires sexuels anonymes.
Un infectiologue spécialiste de santé publique devrait avoir le droit de parler du problème que peut constituer l’hypersexualité dans la diffusion des IST
A la sortie de votre livre à l’automne 2022, vous avez donné une interview à L’Express mettant en garde face aux dérives de la PrEP. L’épidémiologiste Dominique Costagliola vous a en réponse accusé de stigmatiser, de culpabiliser et de jeter à la vindicte populaire toute une population : les gays hypersexuels. Cela vous inspire quoi ?
Du dégoût. Oser prétendre cela sur moi qui ai soigné des malades du sida en masse, je trouve ça honteux. Mais elle le dit car je ne vais pas dans le sens de la doxa en cours. C’est la voix de l’ANRS pour laquelle la prévention des IST se réduit aux médicaments et aux vaccins, sans aucunement chercher une modification des comportements sexuels à risque.
L’association VIH.org vous a aussi accusé d’« homophobie à peine dissimulée » car vous verriez les homosexuels comme une menace sanitaire...
C’est scandaleux, et grotesque. Mon livre a été relu par plusieurs membres de la communauté LGBT, dont Hervé Latapie, militant gay de la première heure. Je doute qu’il ait laissé passer des propos aux relents homophobes. Mais quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage.
VIH.org dit plutôt que vous sombrez dans le complotisme parce que vous parlez de conflits d’intérêt avec les lobbys pharmaceutiques...
Je comprends que cela les gêne quand on voit le niveau de conflits d’intérêt de leurs experts, et le compare aux miens.
Dominique Costagliola vous a opposé que la PrEP reposait sur des médicaments génériqués, peu profitables à l’industrie pharmaceutique.
Elle savait alors très bien que des nouveaux médicaments allaient vite remplacer le génériqué. La PrEP repose désormais sur des produits injectables tous les deux mois, ce qui limite les problèmes d’adhérence au traitement. Mais ce sont des nouveautés vendues 3700 dollars aux Etats-Unis et 828 euros en France l’injection. Avec évidemment des laboratoires pharmaceutiques derrière.
Vous remettiez en question un remboursement à 100 % de la PrEP en disant que la collectivité payait pour qu’une petite minorité puisse se permettre des « pratiques débridées »…
Le terme débridé était certainement inapproprié, mais un infectiologue spécialiste de santé publique qui s’est occupé de sida devrait avoir le droit de parler du problème que peut constituer l’hypersexualité dans la diffusion des IST. Par ailleurs, je disais seulement que ce remboursement de la PrEP à 100 % était anachronique alors que ni les préservatifs ni la vaccination anti-papillomavirus (HPV) n’en bénéficiait à l’époque. Mais dans le mois qui a suivi la sortie de mon bouquin, Macron a décidé le remboursement à 100 % du préservatif chez les jeunes. Et le trimestre suivant, ce fut le tour du vaccin HPV. Deux choses que je réclamais pour ces outils préventifs essentiels, en considérant qu’il n’y avait aucune raison que seule la PrEP en bénéficie. Mon éditeur m’a alors dit que le livre avait au moins rempli son objectif sur le plan politique.
L’ANRS a dépensé des millions pour l’essai Ipergay qui allait valider la PrEP, alors qu’elle a retardé pendant des années l’essai sur la trithérapie intermittente
Autre objection que l’on vous a faite pour réfuter le problème de conflit d’intérêt, Dominique Costagliola et VIH.org affirmaient être engagés pour le traitement intermittent de la trithérapie.
Ce n’est pas vraiment ce que montre l’histoire de la fameuse étude de Jacques Leibowitch, Quatuor, consistant à traiter les malades sous trithérapie quatre jours par semaine au lieu de sept. Avec donc quasiment 50 % d’économie sur les traitements. Cette étude a longtemps été bloquée à l’ANRS, avec la complicité de spécialistes du sida dont certains avaient des conflits d’intérêt longs comme le bras avec les laboratoires pharmaceutiques du VIH, et occupaient des positions clés.
Dominique Costagliola dit avoir plaidé à l’ANRS pour la mise en place d’un protocole permettant de valider une stratégie de traitement intermittent qui n’aurait subi qu’un « petit délai » avant d’être validée, sans que cela n’ait eu aucun lien avec le financement d’essai sur la PrEP.
Cela n’avait peut-être pas de lien… Mais l’ANRS a dépensé des millions pour l’essai Ipergay qui allait valider la PrEP en 2016, alors qu’elle a retardé pendant des années l’essai Quatuor. Imaginé sous le nom d’Iccarre dès le début des années 2000 par Jacques Leibowich, il n’est finalement sorti qu’en 2022. On a ainsi sur-traité les malades du sida pendant 20 ans. Un “petit délai”...
Quel est vraiment l’impact de la PrEP sur les IST ? Vos détracteurs indiquent que leur augmentation est bien antérieure à son arrivée en 2016, donc que l’influence ne serait pas considérable.
L’augmentation a effectivement démarré au début des années 2000, mais n’a pas cessé depuis, hormis la parenthèse du covid. C’est logique car quand vous augmentez le nombre de partenaires sexuels, sans précautions, vous avez cette augmentation des IST. Elle est donc continue.
La PrEP permet un meilleur suivi car ses utilisateurs sont testés tous les trois mois afin de mieux repérer les IST et de les traiter. Si leur nombre augmente, c’est donc aussi dû à une meilleure détection.
Une part de l’augmentation est liée à un meilleur dépistage, mais ce dernier n’explique pas l’apparition des complications de la syphilis ou des gonocoques, de surcroît de plus en plus résistants aux antibiotiques.
Des malades se retrouvent avec des séquelles terribles en cas d’atteinte ophtalmologiques, articulaires, neurologiques ou cardiaques. Mais les gens n’ont pas envie de voir ça
On ne peut pas non plus comparer les différentes IST avec le sida beaucoup plus grave, et que prévient la PrEP…
Mais il faut comprendre que l’épidémie de sida a été précédée d’épidémies d’IST impressionnantes, notamment chez les HSH. La dernière fois, on a donc eu le sida. La prochaine, ce sera peut-être la Mpox 1b, ou je ne sais quoi. En attendant, des malades d’IST se retrouvent avec comme complications des séquelles terribles en cas d’atteinte ophtalmologiques, articulaires, neurologiques ou cardiaques. Mais les gens n’ont pas envie de voir ça.
Dominique Costagliola dit que l’on fait beaucoup d’efforts face aux IST, avec la doxycycline et le vaccin contre le gonocoque.
Sauf que l’on s’est rendu compte que ce vaccin ne marchait pas, comme l’a montré une étude qu’elle co-signe. On n’a donc toujours pas de vaccin efficace contre les gonocoques.
Une méta-analyse retient en revanche une efficacité de la doxycycline en prophylaxie face à la syphilis et la chlamydiose, et une efficacité potentielle contre le gonocoque.
Grossièrement, l’efficacité est inférieure à 50 % sur le gonocoque, et supérieure à 75 % sur la chlamydiose et la syphilis. Est-ce vraiment efficace ? Il y a deux manières de voir les choses, mais à partir du moment où on a un résultat statistiquement significatif, on dit que c’est efficace. Or 75 % d’efficacité, c’est relatif. Et je note que cette PEP n’a jamais été comparée au safer sex ou au préservatif. Comme la PrEP d’ailleurs.
C’était pour vous la grosse erreur de l’essai Ipergay qui a comparé la PrEP à un placebo.
Cela posait un problème éthique. Normalement, un essai thérapeutique avec un nouveau médicament le compare au traitement de référence. En matière d’IST, c’est le safer sex. Mais la PrEP ne lui a jamais été comparée, comme la doxycycline en PEP. Pourquoi ? Ils n’auraient pas pu mettre en évidence une différence car le safer sex marche très bien.
Deux idéologies convergent. L’une, communautariste, ne permet pas d’évoquer le rôle d’une hypersexualité sur l’émergence des IST. L’autre, consumériste, pousse à prendre des médicaments à titre préventif
Comment expliquez-vous tout cela ?
Par la convergence de l’influence de deux idéologies. L’une, communautariste, ne permet pas d’évoquer le rôle d’une hypersexualité sur l’émergence des IST. L’autre, consumériste, pousse à prendre des médicaments à titre préventif. J’ajoute à cela des liens d’intérêt avec les labos pharmaceutiques qui posent un vrai problème en France.
Cela influe sur les campagnes de santé publique ?
Vous trouvez que l’on parle encore beaucoup de safer sex ?
Dominique Costagliola dit que le préservatif reste le meilleur moyen d’éviter les IST.
Elle ne peut pas dire le contraire. Mais le sujet, c’est vraiment le safer sex. Le préservatif, ce n’est pas ce qui marche le mieux avec des maladies comme le Mpox qui ne se transmettent pas uniquement par le sexe mais par promiscuité. Ce qui marche pour cela, c’est le safer sex, dont fait partie le préservatif. Mais c’est devenu un gros mot que l’on n’ose plus prononcer.
Vous racontez qu’Hervé Latapie a été censuré dans un séminaire d’une coordination régionale de lutte contre le VIH parce qu’il critiquait la PrEP en dénonçant le « massacre d’un long travail de prévention » et un « optimisme bio-médical sans nuance »...
Je suis totalement en phase avec Hervé sur le problème que pose l’abandon du safer sex. C’est du simple bon sens. Plus vous augmentez votre nombre de partenaires sexuels, plus vous êtes dans un anonymat relationnel, plus vous prenez des risques de contracter une IST. C’est évident, et on le voit depuis vingt ans. C’est aussi comme ça que le sida est devenu une épidémie chez les gays. Comment peut-on nier une telle réalité historique ?
En pensant que ces IST ne sont pas si graves…
Le jour où l’on a une arthrite ou se retrouve à 20 ans avec une valve cardiaque à cause d’un gonocoque, ou quand la syphilis vous fait perdre la vue ou devenir sourd, on ne dit pas ça.
Mais est-ce fréquent ?
Non, mais quand ça vous tombe dessus, c’est ennuyeux. Mais on préfère l’oublier, comme l’histoire du sida.
Il n’y a plus beaucoup de sens critique dans mon métier. On ostracise plutôt ceux qui l’exercent
Dans votre livre, vous revenez longuement sur l’histoire du sida et celles d’autres IST. Pourquoi est-ce important de connaître cette histoire de la médecine et des maladies sexuellement transmissibles ?
L’histoire, c’est fondamental. Or aujourd’hui la faculté de médecine ne l’enseigne plus, on préfère les mathématiques, la physique, des choses finalement très peu utiles dans l’exercice de notre métier. Il est pourtant essentiel de connaître l’histoire de la médecine, notamment ses dérives éthiques. Par exemple savoir qu’à l’arrivée de la pénicilline dans les années 1940, il a été décidé de ne pas traiter des patients noirs dans la fameuse étude de Tuskegee menée en Alabama pour observer les complications naturelles de la syphilis, en justifiant cette décision par l’intérêt scientifique. Ces patients ont ainsi été suivis sans traitement pendant une trentaine d’années, jusqu’à ce qu’un des experts du centre américain des maladies infectieuses dénonce l’affaire à un journaliste. Cela a créé un immense scandale car on avait laissé des gens mourir de la syphilis. Mais on oublie aujourd’hui l’histoire dans la formation médicale, et il n’y a plus de développement du sens critique. Il n’y a d’ailleurs plus beaucoup de sens critique dans mon métier. On ostracise plutôt ceux qui l’exercent, comme avec les lanceurs d’alerte, ce que j’estime être.
On l’a beaucoup vu pendant le covid. Ne tombez-vous pas vous-même dans ce travers quand vous parlez de Luc Montagnier ? Vous dites qu’il a sombré dans le complotisme en affirmant notamment que SARS-CoV-2 aurait été créé en laboratoire en y insérant des petites séquences de VIH. C’est très probablement inexact, mais émettre cette hypothèse en 2020 était plus scientifique que de disqualifier comme théorie du complot la possibilité que le virus du covid provienne d’un travail de laboratoire, comme l’a fait The Lancet et de nombreux supposés experts...
Montagnier n’avait pas tort sur le fait d’envisager cette hypothèse car SARS-CoV-2 provient très probablement d’un accident de laboratoire, mais cela n’avait rien à voir avec le VIH. Il a beaucoup dérapé à la fin de sa vie, comme d’autres prix Nobel qui ont pensé après leur récompense que toutes leurs idées étaient aussi géniales ou révolutionnaires que celle qui leur avait valu d’être primé. On a même donné un nom à ce phénomène : la nobélite.
Vous incluez dans la dérive de Montagnier son travail sur la mémoire de l’eau. Dans un documentaire diffusé sur France 5 en 2015, on le voit effectuer devant les caméras un transfert par mail vers l’Italie de ce qui serait le signal électromagnétique d’une molécule d’ADN d’un patient infecté par le VIH. Cet ADN est ensuite reconstitué par PCR quasiment à l’identique grâce à ce signal utilisé par les destinataires du fichier numérique où il avait été enregistré. C’est tout de même très étonnant. Le réalisateur, Christian Manil, m’a fait remarquer que si l’on dit beaucoup que les expériences sur la mémoire de l’eau ne fonctionnent pas dès lors qu’on cherche à les vérifier, celle qu’ils sont venus filmer a bel et bien marché. Mais cela peut sembler farfelu et inciter à se moquer de cette « téléportation » de l’ADN, en disant que Montagnier déraillait ou avait chopé la nobélite…
Je lui reproche principalement d’avoir pris la place de Jean-Claude Chermann. La personne qui a découvert le VIH, ce n’est pas Montagnier mais Françoise Barré-Sinoussi, encadré par Jean-Claude Chermann. Sans lui derrière, elle n’aurait jamais trouvé le virus. Elle faisait sa thèse et il était son directeur scientifique, appliquant ses propres idées. C’est lui qui avait l’expérience des rétrovirus. Montagnier était seulement le chef du laboratoire de Chermann, parce que personne ne savait où le rattacher. L’histoire l’a complètement oublié, et c’est surtout ça que je dénonce. Je parle aussi de la nobélite car Montagnier a tout de même défendu des hypothèses troublantes et selon moi aberrantes. Nous verrons si l’histoire me donne tort.
Il faut être dans la vérité, l’objectivité et la transparence. Sinon on ne sera jamais pris au sérieux et les gens pourront dire : vous nous avez menti, vous vous êtes trompés
On a beaucoup présenté Montagnier comme antivax, mais le sens critique n’est guère accepté en matière de vaccins. Notamment avec le HPV dont vous soutenez un usage le plus large possible. Un vaccin assez survendu en disant qu’il va éradiquer les cancers liés aux papillomavirus, principalement celui du col de l’utérus. Ses effets indésirables ont en revanche été mal évalués, comme l’a montré Peter Gøtzsche dans une réanalyse critique d’une revue Cochrane favorable au vaccin. Cela a provoqué son exclusion de cette illustre collaboration Cochrane dont il était l’un des co-fondateurs, comme s’il était inacceptable de poser la question des effets indésirables, susceptible d’accroitre la méfiance envers un vaccin...
Il ne reste effectivement plus beaucoup de place pour l’esprit critique. Surtout quand on critique l’efficacité des vaccins, ou que l’on met l’accent sur leurs effets indésirables.
Sachant qu’il faut dix à vingt ans pour que les lésions pré-cancéreuses induites par les papillomavirus provoquent des cancers, ne manque-t-on pas de recul pour évaluer l’effet de ces vaccins ?
En toute rigueur scientifique oui, car il faudrait vingt ans de recul. Mais après quelques années on s’est rendu compte de l’efficacité sur les infections et les lésions pré-cancéreuses du col de l’utérus : ce qui précède un cancer qui n’est pas le seul concerné par les papillomavirus. Il y a aussi le cancer anal, les cancers ORL, dont personne ne parle. Là encore, il n’est pas prouvé que le vaccin soit efficace, mais il l’est très probablement de par son efficacité sur les lésions génitales, porte d’entrée des cancers oraux du fait de la banalisation des rapports bucco-génitaux.
Reste que quand Gøtzsche montre que ses effets secondaires n’ont pas bien été évalués, il se fait virer de Cochrane...
Tous les vaccins sont mal évalués à ce niveau-là, comme on l’a bien vu avec ceux contre le covid. Leurs effets indésirables ont-ils été bien pris en compte ? Non, clairement.
On a alors un discours officiel mensonger car il est affirmé le contraire, et cela augmente la défiance générale. D’ailleurs, sur X, l’annonce de l’OMS d’une alerte mondiale contre le Mpox peut être perçue comme un nouveau mensonge exagérant une menace épidémique...
Je sais bien... C’est pour ça qu’il faut être dans la vérité, l’objectivité et la transparence. Sinon on ne sera jamais pris au sérieux et les gens pourront dire : vous nous avez menti, vous vous êtes trompés. Il y a du vrai là-dedans, mais on est incapable de le reconnaître. L’OMS est toutefois mobilisée à juste titre sur le Mpox et les IST.
L’hypersexualité a-t-elle vraiment à voir avec le désir ou le plaisir sexuel ? Si c’était le cas, il n’y aurait pas le chem sex…
En 2016, l’OMS a formulé le projet d’éradiquer les IST...
Elle a toujours des objectifs largement au-delà des réalités. On a projeté d’éradiquer le paludisme, le sida, la poliomyélite, mais la seule maladie qui a été éradiquée, c’est la variole. Les autres sont toutes toujours présentes voire ré-émergentes comme la polio. L’OMS, c’est le politiquement correct, avec des slogans marquants. Reste que sur le terrain des IST, elle est pro-active et n’oublie pas de recommander le préservatif.
L’OMS n’est pas dans la logique consumériste et politiquement correcte qui consiste à principalement miser sur le médicament pour ne pas risquer de stigmatiser ?
Si, bien sûr, mais dans une moindre mesure car sa politique est avant tout dirigée vers les pays pauvres. Elle ne manque donc pas de rappeler l’importance du safer sex et de tous ses principes, à la différence de l’éditorial de Yasdanpanah.
Il est dans la logique de tester et de traiter.
Mais vous ne pouvez pas le faire après chaque rapport sexuel à risque. On dit qu’il faut tester tous les trois mois, mais si quelqu’un chope une IST le lendemain du test, il a trois mois pour la répandre autant qu’il veut. Donc évidemment qu’il faut dépister pour briser les chaines de contamination et traiter les malades si l’on a un médicament. Mais c’est moins efficace que le safer sex et peut inciter à prendre des risques en pensant à tort qu’il y aura toujours un médicament pour guérir.
Vous dites dans votre livre que personne ne veut limiter la liberté et le désir sexuel, mais n’est-ce pas ce que vous recherchez en alertant sur une espèce de fuite en avant hypersexuelle ?
L’hypersexualité a-t-elle vraiment à voir avec le désir ou le plaisir sexuel ? Si c’était le cas, il n’y aurait pas le chem sex…
Ceux qui le pratiquent recherchent le plaisir sexuel.
Mais si le sexe leur suffisait en matière de plaisir, il n’y aurait pas besoin de drogue.
Ce n’est pas ce que vous appelez une sexualité épanouie et affranchie de la chimie...
Exactement ! En disant cela, je pense au chem sex mais aussi à la PrEP. Je ne crois pas qu’il y ait besoin de multiplier les partenaires anonymes pour avoir du plaisir sexuel. J’ai plutôt une approche écologique de la sexualité qui se suffit à elle-même comme extraordinaire source naturelle de plaisir.
Je pense que quelque chose va nous tomber dessus et que les gays seront les premières victimes
En allant sur un terrain qui renvoie à la morale, vous sortez de vôtre rôle de médecin...
Certes, mais je pense que la morale est indissociable de la science. Rabelais l’a dit : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». On peut être médecin et philosophe, scientifique et aborder les questions morales.
Vous terminez votre livre en appelant à rester optimiste malgré votre tableau inquiétant. A l’époque, le Mpox 2 s’était avéré peu dangereux. Restez-vous optimiste avec ce clade 1b potentiellement plus mortel qui se profile ?
Non. A l’époque, je pensais pouvoir éveiller le sens critique de mes collègues, sensibiliser les journalistes et raisonner les idéologues. Aujourd’hui, je ne me fais plus beaucoup d’illusion. Je pense que quelque chose va nous tomber dessus et que les gays seront les premières victimes. Je ne suis pas devin et ne sais pas si ça sera le Mpox 1b ou autre chose, mais de nouvelles IST sont déjà là. Je crois aussi que la résistance aux antibiotiques va devenir une catastrophe.
Bref, vous avez changé d’avis en deux ans...
J’avais alors envie d’être optimiste, et ai eu raison car le préservatif et le vaccin HPV ont été remboursés à 100 %. Ce sont des avancées, mais sur le côté comportemental, je suis devenu plus pessimiste, même si j’ai bien noté un changement chez les gays lors de l’épidémie de Mpox 2 en 2022. Cela me rassure qu’ils aient gardé le réflexe safer sex. Face au Mpox, même l’association AIDES conseille aujourd’hui de réduire son nombre de partenaires et d’éviter les partouzes « en cas d’épidémie ». Je m’en réjouis, mais regrette qu’ils aient oublié que le safer sex prévient des épidémies d’IST en général. Et malheureusement, les idéologies dominantes, la logique consumériste, la perte de tout esprit critique et des problèmes de conflit d’intérêt avec les laboratoires pharmaceutiques d’acteurs clés empêchent, selon moi, d’avoir un débat scientifique.
Très intéressant, not. l'explication par l'alliance entre consumérisme, lobby pharmaceutique et communautarisme.
Une suggestion : En off, interroger Caumes sur les biais qu'ont généré cette alliance (ou d'autres) dans les années 80 et 90 en Europe puis en Afrique. Car on voit que c'est un praticien, sensible à l'approche clinique de terrain, je suis certain qu'il a des choses à dire sur des théories et statistiques (invraisemblables du point de vue du terrain) qui ont été communiquées ici ou là...
Enfin une petite remarque : je m'attendais à plus de contenu sur le mpox 1b, mais je ne regrette pas du tout la lecture.
Merci !