« Un scientifique est censé explorer, pas refermer une question »
Renaud Evrard ramène à la réalité la recherche sur des expériences de mort imminente mal nommées car elles ne surviennent pas seulement chez des mourants. En partant d’un cas survenu à 160 km/h.

Renaud Evrard est un scientifique aussi passionnant qu’atypique. Enseignant chercheur en psychologie à l’Université de Lorraine, il est aussi psychologue clinicien et co-fondateur de l’association AnHomalies. Son objet : les vécus du « paranormal » tels que la hantise, l’entente de voix, les coïncidences significatives, les phénomènes étranges de fin de vie… Il faut savoir que plus d’une personne sur deux dit avoir fait une telle expérience dite « exceptionnelle » si l’on considère l’ensemble de ce vaste champ de recherche que Renaud Evrard s’attache à étudier. Avec méthode et rigueur, et au plus près de ceux qui le vivent.
Avec de plus de quatre-vingt articles scientifiques à son actif à 40 ans, ce chercheur très prolifique est aussi l’auteur d’une dizaine de livres, dont Phénomènes inexpliqués qui montre que la parapsychologie constitue un véritable objet de recherche à travers le monde dans de multiples universités. Bien que l’on soit très réticent à le reconnaître en France, des études expérimentales obtiennent d’ailleurs des résultats surprenants, car susceptibles de contredire certaines lois de la physique et donc de contribuer à faire avancer la science. Tout comme les expériences de mort imminente (EMI), le sujet du dernier livre de Renaud Evrard, qu’il traite en partant d’un cas original invitant à complètement repenser ces expériences en fait mal nommées.
Une EMI à toute allure
Le cas en question est celui de l’acteur et scénographe belge Ronald Beurms, dont la moto est un soir devenue folle pendant qu’il roulait à 160 km/h. Par ce que l’on nomme un phénomène de « guidonnage », son guidon se met ce soir là à tourner vite et violemment à droite et à gauche. Ronald en perd le contrôle tandis que les poignées touchent quasiment le bitume de chaque côté du véhicule. L’homme voit sa fin arrivée, et deux mots lui viennent à l’esprit : « Game Over ». Mais le temps va comme s’arrêter.
Ronald raconte qu’apparaît alors au milieu de la route une multitude de panneaux publicitaires qui s’écartent de lui juste avant qu’il ne s’y fracasse, et constituent en fait des écrans dans lesquels défilent des souvenirs de sa vie. Il a l’impression d’en voir des millions, tout en demeurant sur sa moto incontrôlable, ce qui lui semble évidemment incompréhensible. Soudainement, il se retrouve attiré vers l’un de ces panneaux, et se voit sortir de son corps pour rentrer dans un souvenir. Une maison où il avait vécu avec ses parents, qu’il revisite en détail, bien que toujours conscient d’être aussi sur sa moto.
Dans cette maison, devant une télé allumée, se trouve un petit Ronald âgé de 8 ou 9 ans. Il attend un nouvel épisode des Schtroumpfs en jouant avec des figurines Star Wars. A l’écran, un gendarme donne des conseils de sécurité routière auquel le Ronald adulte n’accorde pas attention, beaucoup plus intéressé par cet enfant dont il s’approche pour mieux le voir. Mais quand il s’apprête à écarter la mèche de cheveux qui cache le visage du bambin, le volume du son de la télé augmente. Ronald le remarque, et entend le gendarme conclure ainsi son émission : « Donc, en cas de guidonnage, accélérez. » Il ignorait ce terme, mais comprends pourquoi il est là, et se sent instantanément aspiré par son corps de motard. Il met alors les gaz, la dernière chose qu’aurait pensé faire ce conducteur peu friand de vitesse, et va reprendre le contrôle de son véhicule. Stupéfait de ce qui vient de lui arriver. Le pire et le plus beau moment de sa vie.
Une vision de l’expérience loin de la réalité vécue
Habitué à rencontrer des personnes ayant vécu des EMI, Renaud Evrard a été étonné par l’expérience de Ronald, dans laquelle on retrouve une revue de vie inhabituelle. Car ce retour en image sur certains épisodes voire sur l’ensemble d’une vie auquel beaucoup disent avoir assisté pendant leur expérience se révèle ici essentiel. Renaud en retient plus particulièrement sa finalité, apparemment très pratique : trouver le moyen de ne pas mourir.
Pour le psychologue, le récit de Ronald manifeste surtout une caractéristique des EMI négligée ou oubliée : elles ne concernent pas que des personnes qui se trouvent dans un état médical critique, bien que la recherche se soit principalement focalisée sur des victimes d’arrêt cardiaque. On suppose qu’elles auraient alors eu un aperçu de la mort, avec ce qui ressemblerait à un au-delà, ou à des perceptions illusoires provoquées par un cerveau défectueux. Les origines de l’étude de ce phénomène rappellent pourtant qu’il concernait aussi des personnes ayant seulement risqué un péril, sans n’avoir subi aucun dommage physique, à la manière de Ronald.
En recevant en consultation de nombreux témoins d’EMI, Renaud Evrard avait déjà constaté que leur récits ne collaient pas à la vision habituelle de l’expérience. Le prototype qui a été popularisé depuis un demi-siècle écarte en effet de nombreux récits dissonants, ce qui ne facilite pas les choses pour des personnes qui peuvent être bouleversées par une telle expérience. En moyenne, elles gardent d’ailleurs le silence pendant seize ans sur cet événement, de peur qu’on ne les croie pas ou qu’on les tiennent pour folles. Ronald a, lui, attendu quatorze ans avant de contacter des chercheurs pour leur confier la teneur de cet épisode de sa vie qui a changé sa perception de la réalité.
Un scientifique attaché aux faits, sans a priori
Ronald a-t-il vraiment vécu une EMI ? Face à cette question, les scientifiques spécialistes du sujet que Renaud Evrard a interrogés sont divisés, ce qui révèle surtout une absence d’accord sur ce qu’est une expérience de mort imminente. Mais le psychologue a saisi l’occasion que lui donnait ce cas particulier pour se livrer à une enquête et dresser un état des lieux complet de la connaissance des EMI, et de leur méconnaissance. Attaché à un travail empirique qui lui a déjà fait noter que 20 % des cas surviennent lors d’accouchement sans que la littérature scientifique ne s’y soit intéressée, il montre avec ce livre celui qui reste à mener en rappelant la diversité d’un phénomène qui ne se limite absolument pas à des personnes ayant frôlé biologiquement la mort.
L’étude des expériences exceptionnelles constitue un exemple révélateur des méfaits des préjugés pouvant sévir dans la recherche. Des préjugés qui brident le savoir mais laissent libre court aux extrapolations, aux supputations et aux fantasmes. En se basant sur une réalité clinique qu’il aborde avec une approche psychologique tenant compte de toutes les données scientifiques disponibles, Renaud Evrard est pour sa part un exemple de scientifique attaché aux faits, sans a priori. Ce qui manque de façon assez chronique quand est traité ce type de sujet. Raison sensible est là pour pallier ce manque.
Renaud Évrard, comment expliquez-vous une absence d’accord sur ce qu’est une EMI chez les chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur ce sujet ?
Peu d’équipes de recherche s’attaquent à cette question, ce qui est un premier problème. En outre, il y a des conflits culturels et scientifiques. Les Américains sont très portés sur l’idée de trouver des preuves de la survie de l’esprit après la mort et développent ce côté fascinant des EMI qui plait à leur public. Les européens sont beaucoup plus sur des approches neuro-réductionnistes, sceptiques, et finalement très méfiantes. C’est donc difficile pour ces deux types de chercheurs de travailler ensemble, même s’ils peuvent y arriver marginalement.
Un grand malentendu résulte-t-il d’un cantonnement de ces expériences à l’approche de la mort clinique ?
Une médicalisation des EMI a été concomitante à leur popularisation dans les années 1970 et à leur association au mystère de la mort organique. Cela a focalisé l’attention et l’étude sur des cas qui surviennent dans des circonstances objectivement létales, et a conduit à oublier d’autres types d’expériences pourtant identiques survenant dans des circonstances non mortelles.
L’expérience dite de mort imminente est-elle mal nommée ?
Oui, depuis le départ, mais c’est normal. On donne habituellement un nom transitoire à un objet de recherche le temps de mieux comprendre de quoi il s’agit. Sauf que là, on garde un terme inadapté depuis 150 ans.
Vous remontez en effet au 19ème siècle, où cette recherche a débuté avec des études sur des récits de personnes ayant fait des chutes en montagne, sans être véritablement blessées. Elles n’avaient donc pas eu de problème médical, seulement eu peur d’un accident mortel, mais avaient tout de même vécu des EMI.
Les chercheurs de l’époque s’intéressaient effectivement aux alpinistes qui chutent, mais aussi aux noyés qui s’en sortent, aux condamnés sur un peloton d’exécution non tués, à des personnes présentes dans des accidents de train ou beaucoup d’autres circonstances propices à des expériences qui ne relèvent pas tant de la peur de la mort que d’une réaction à une menace évaluée subjectivement. Cette perception semble déclencher une forme de transe, un état non ordinaire de conscience qui permet justement de faire face à cette menace.
En mettant un focus, et donc des œillères, sur des cas où il y a de façon contingente un défaut organique, on n’a pas traité l’ensemble des expériences de mort imminente
Le docteur Jean-Pierre Jourdan, dont vous évoquez les travaux, a recueilli de nombreux témoignages d’EMI qui ne renvoient même pas une menace apparente. Par exemple avec quelqu’un qui regarde un coucher de soleil, se réveille ou sort d’une rame de métro comme chaque matin. Dans votre livre, vous évoquez le cas de personnes en train de se promener ou de faire une méditation. Rien ne semble ici faire référence à la mort ou au moindre danger. Passe-t-on à côté de tous ces cas qui semblent inexplicables ?
Tout à fait. En mettant un focus, et donc des oeillères, sur des cas où il y a de façon contingente un défaut organique, on n’a pas su traiter l’ensemble des expériences de mort imminente. Des catégories exclusives ont été créées, et aucune théorie ne rend compte des déclencheurs non organiques d’EMI. Mon travail a donc consisté à en penser une qui couvrirait l’ensemble des cas et l’évaluation d’un danger mortel peut y être plus généralement entendue comme la menace d’une dissolution du moi. L’individu n’existe alors plus comme il se connaît, son rapport entre son corps et son esprit se déchire. Certains peuvent vivre cela en méditation, dans un automatisme psychomoteur en pratiquant le jogging ou dans ce que l’on appelle la petite mort, un orgasme. Jean-Pierre Jourdan a recensé nombre de cas de ce type, mais j’ai pour ma part chercher à définir toute la phénoménologie de ces expériences.
Avec comme point commun la surprise ?
C’est un élément-clef. Les tenants d’un modèle médical ont d’ailleurs pu expérimenter des moments où l’on contrôlait la baisse de fréquence cardiaque de personnes qui savaient qu’on allait les réanimer, et il n’y a alors jamais eu d’EMI. Quand les gens sont préparés mentalement, manque un déclencheur, ce qui suggère bien un phénomène en grande partie subjectif de brusque évaluation du danger, que j’appelle « effroi ». C’est comme lorsque l’on se retrouve face à un film d’horreur pour lequel on vous a prévenu de ce qui va arriver : la peur est fortement atténuée.
Cet effet de surprise pourrait donc aussi bien résulter d’un événement extérieur, comme une voiture manquant de vous renverser, que d’une perception intérieure chez une personne avec laquelle on aura l’impression qu’il ne lui est rien arrivé de spécial ?
Oui, et cela va donner de grandes différences d’un cas à l’autre. Quelqu’un qui fait de la méditation et rentre dans un état de transe profond sans avoir jamais connu cela auparavant, il va paniquer et déclencher l’expérience. Au contraire, un habitué vivra la chose très tranquillement. Ronald est désemparé quand sa moto commence à avoir un comportement incontrôlable, mais j’ai eu l’opportunité d’interroger un autre motard plus aguerri qui a également vécu un guidonnage : il a bien géré la situation, sans avoir recours à une EMI.
On remarque quelque chose d’inhabituel dans l’activité cérébrale, et on se dit : pourquoi pas une EMI ?
Vous relevez dans votre livre que les propositions de la recherche actuelle concernent essentiellement un cerveau à l’agonie qui manque d’oxygène comme cela arrive après une crise cardiaque. Un positionnement qui évacue tous ces gens n’ayant subi aucun trouble médical...
Oui, mais des chercheurs peuvent tout de même effectuer des travaux assez géniaux dans cette optique car on progresse énormément sur l’imagerie cérébrale en lien avec le processus qui mène à la mort. Rechercher une solution très organique, une explication à la fois totale et réductionniste des EMI, conduit à des pistes intéressantes. On a ainsi mesuré une activité cérébrale étonnante car habituellement associée à la conscience, alors que la personne ou les rat étudiés étaient sur le déclin. En procédant par analogie, on remarque qu’il se passe quelque chose d’inhabituel, et on se dit : pourquoi pas une EMI ? Le sujet apparaissant fascinant, il n’y a ensuite pas trop de problème pour publier et faire la promotion de cette hypothèse explicative.
Alors que l’on est dans la spéculation…
Complètement, et certain le reconnaissent quand je les interroge, comme le neuroscientifique Stéphane Charpier qui expérimente cette voie et se nourrit des EMI dans son enquête sur les frontières de la mort.
Il estime que l’EMI serait associée à une « onde de la réanimation » qui succède à celle dite de la mort chez des personnes qui vont en fait se rétablir.
D’autres avaient trouvé avant lui « l’onde de la mort ». Son équipe s’est alors demandé : est-ce vraiment le dernier rideau ? Ils ont asphyxié des rats, préalablement anesthésiés, avant d’essayer de les réanimer. Deux tiers d’entre eux ont survécu en manifestant cette onde inconnue, captée grâce à des outils très perfectionnés placés à l’intérieur de leurs cerveaux. Ils sont en train de la cartographier et d’en comprendre les étapes, ce qui est passionnant. Bien qu’il y ait encore beaucoup d’inconnues, notamment dans l’extrapolation de ces résultats à l’humain, Charpier considère le moment où survient cette onde comme celui où pourrait se faire l’EMI, car il observe suite à la réanimation une suractivité des fonctions cérébrales d’environ 45 minutes. Une phase de récupération qui pourrait aussi permettre une restauration de l’ensemble des activités psychiques car le cerveau a alors l’air de tourner à plein régime. L’hypothèse de Charpier est donc que l’EMI survient dans l’après coup du faux décès, lors de cette récupération.
Dans une interview à Marianne, il déclare que ceux qui témoignent d’une EMI sont forcément passés par la réanimation. Or beaucoup de gens ont vécu l’expérience sans cela.
Certes, mais il creuse au moins cette piste là avec les meilleurs outils et une équipe très compétente. Au minimum, on va comprendre que ce que l’on pensait connaître de la mort est en grand chamboulement. Et rien que d’inclure l’EMI dans sa réflexion constitue un progrès assez exceptionnel dans le monde scientifique actuel.
L’EMI est devenue dans le fantasme collectif, partagé par les scientifiques, la dernière porte, le baisser de rideau, l’ultime moment que l’on va vivre en mourant.
Mais en quoi des recherches effectuées sur des rats réanimés nous éclaire sur le mécanisme d’un phénomène qui touche des humains non réanimés ?
L’approche scientifique est toujours réductionniste avant de trouver une forme de validité réelle. Là, on ne peut pas dire que les rats vivent des EMI et on n’a pas trouvé d’onde de la réanimation chez les humains, car les capteurs sont très invasifs. Mais on pensait qu’il y avait moins d’activité cérébrale de type conscience au moment du décès, or on trouve des fluctuations qui montrent des activités localisées ou globalisées résilientes. Cela ouvre des perspectives, même si l’on est très loin de toucher au vécu des expériences de mort imminente. A aucun moment ces recherches ne s’en approchent. L’EMI est néanmoins devenue dans le fantasme collectif, partagé par les scientifiques, la dernière porte, le baisser de rideau, l’ultime moment que l’on va vivre en mourant. Or si ce n’est qu’une réaction à la perception d’un danger, on le vit pendant sa vie.
Le cas de Ronald contredit ces théories selon lesquelles l’EMI aurait pour préalable un cerveau altéré en manque d’oxygène ou en réanimation. Que vous en disent les chercheurs qui défendent ce type d’explication ?
La moitié des scientifiques que j’ai contactés m’ont dit que Ronald n’avait pas vécu d’EMI, faute d’avoir subi ce type de trouble organique. Ils délimitent de façon arbitraire le champ de ces expériences, alors que le cas de Ronald est loin d’être unique.
Une publication de Jean-Pierre Jourdan avec le Coma Science Group, une équipe de neuroscientifiques à la pointe mondiale de la recherche, a pourtant montré en 2014 que les EMI vécues lors de comas, des situations neurologiquement sévères, ne se distinguaient pas de celles expérimentées par des personnes sans problème neurologique apparent. Cela n’a pas été assimilé ?
Pas suffisamment, et le Coma Science Group avait lui-même un préjugé défavorable par rapport à ce résultat qui l’a surpris. L’ensemble de la littérature antérieure aux années 1970 convergeait pourtant vers cela en montrant un vrai continuum des EMI. On pourrait en faire une typologie et en différencier quelques formes, mais, en gros, c’est la même expérience avec des contenus similaires, que le danger soit organique et réel ou seulement évalué subjectivement et considéré par la personne comme réel. Il faudrait donc ré-ajuster à cela des modèles théoriques qui dépasseraient les paradigmes aujourd’hui dominants disant que l’on meurt vraiment dans une EMI ou que le cerveau vous le fait croire suite à un bug provoqué par une chimie particulière, une sorte de feu d’artifice ou de bouquet final cérébral. Ces deux paradigmes ne permettent pas d’ajuster les modèles aux données collectées. Et je remarque que le Coma Science Group traite de l’EMI par rapport au coma alors que ceux qui les vivent ne sont pas inconscients, mais au contraire hyper conscients la plupart du temps. Quant aux Américains qui ne traitent d’EMI que quand ils peuvent identifier et repérer une proximité objective de la mort, ils passent ainsi à côté de la moitié des expériences.
On voit dans une EMI un partage entre deux facettes de l’esprit qui d’habitude coopèrent mais sont ici chacune de leur côté.
L’un des aspects intrigants des EMI, ce sont ces personnes qui disent être sorties de leur corps pour aller parfois dans un endroit où leur enveloppe charnelle ne se trouvait pas. Cela remet-il sur la table de la recherche l’éventualité d’un dualisme entre corps et esprit ?
Oui, et ceci constitue un conflit de paradigmes assez gigantesque. Je défends pour ma part une position intermédiaire, une sorte de dualisme qui n’implique pas une survie de l’esprit au-delà de la mort physique, mais se manifeste par une dissociation, une désintrication de processus habituellement combinés. Je m’appuie pour cela sur les travaux du philosophe Henri Bergson qui a décrit un dualisme assez sophistiqué dans le rapport entre l’esprit et le corps, en employant les EMI comme le meilleur exemple de son modèle. L’esprit et le cerveau coopèrent tellement bien qu’ils donnent l’impression de ne former qu’une seule et même chose. Mais parfois, cette coopération n’est plus tout à fait la même, y compris dans des cas très banals comme le rêve. L’esprit acquiert alors beaucoup plus de place, et devient le centre de la subjectivité avec une pensée beaucoup plus associative, libre, et également un accès à quantité de souvenirs. Tandis que, dans d’autres moment où l’attention est centrée sur la vie, l’action, le champ de la mémoire est nettement plus restreint et la pensée beaucoup plus logique. Ce qu’on voit dans une EMI, c’est un partage entre ces deux facettes de l’esprit qui d’habitude coopèrent mais sont ici chacune de leur côté à appliquer leurs spécialités.
Avec un esprit qui se libère d’une sorte de carcan neuronal ?
Oui, et c’est là dessus que je rejoins ceux qui avant moi sont venus dire que les psychédéliques permettaient des expériences mystiques extraordinaires. Ils jouent en fait sur le chaos provoqué au niveau cérébral, un chaos qui peut toutefois amener une autre forme de cohérence. Mais on est toujours sur cette idée très bergsonienne d’un cerveau support de l’esprit permettant à ce dernier de se canaliser, comme un filtre qui l’aiderait à porter son attention sur des choses du présent, de l’action. Mais le cerveau ne serait pas le générateur de l’esprit qui proviendrait d’une autre source avec laquelle il coopère, et qui a, elle, accès à l’ensemble des souvenirs. C’est à cette source que Ronald semble avoir pu se référer, lui qui dit avoir parcouru des millions de souvenirs en vitesse accéléré.
Deux ou trois secondes seulement…
Oui, pas plus que ça. Au delà, il aurait été éjecté de sa moto et c’en était fini pour lui.
On cherche à reproduire des expériences de décorporation en soumettant des personnes à des décharges électriques dans une zone du cerveau, la jonction temporo-pariétale, ou en leur donnant de la kétamine, une substance ayant notamment des propriétés psychédéliques. Ce que ces gens vivent alors correspond-il à ce que racontent les témoins d’EMI ?
La kétamine est ce qui s’en rapproche le plus d’après la comparaison des récits. Mais des gens qui ont fait à la fois une EMI et des expériences très forte sous kétamine reconnaissent que ce n’est pas la même chose. Cela nous donne néanmoins des pistes neurobiologiques quant aux mode d’action de l’EMI. Et il est intéressant que la kétamine fasse réagir à la menace, non pas à un danger organique mais à un danger perçu. Comme d’autres tentatives pour induire des EMI, cela donne une idée de comment cela pourrait se passer. Notre champ scientifique est toutefois limité car on ne peut pas créer la surprise dans des conditions expérimentales. Ce ne serait pas éthique de faire croire à quelqu’un qu’il va mourir sans l’avoir auparavant prévenu que l’on pourrait éventuellement le confronter à cela. La vie nous met en revanche face à quantité de situations où l’on a l’impression que l’on va tomber dans un gouffre ou avoir un accident de voiture. Elle fournit donc un laboratoire essentiel à cette phénoménologie des EMI et devrait vraiment constituer le point de départ pour les chercheurs.
On apprécie la rationalité ramenée par les neurosciences dans ce champ très bizarre où l’on ignore ce qui se passe quand des gens prétendent sortir de leur corps
La recherche préfère pourtant spéculer sur des électroencéphalogrammes de rat ou utiliser la kétamine pour provoquer des expériences supposées proches des EMI plutôt que de questionner les témoins et de chercher à vérifier si ce qu’ils disent est factuellement véridique.
C’est une science qui recherche ses clés là où il y a de la lumière, mais pas là où elle les a perdues. La lumière est aujourd’hui dans les neurosciences, dont on apprécie qu’elles ramènent de la rationalité dans ce champ très bizarre où l’on ignore ce qui se passe quand des gens prétendent sortir de leur corps. Tandis que la jonction temporo-pariétale, on connaît. En reliant les deux on peut donc faire une publication dans une revue prestigieuse comme Brain, mais notre culture scientifique est en fait très négligente. Car elle favorise un certain mode d’approche de la recherche plutôt que sa base, ces millions de témoins d’EMI, et des approches précises et scientifiques du témoignage ne sont pas suffisamment utilisées.
J’ai interrogé Stanislas Dehaene, éminent neuroscientifique spécialiste de la conscience, en évoquant le fait que des témoins d’EMI disaient être sortis de leur corps et rapportaient des détails de ce qu’ils avaient pu voir, par exemple une personne qui lisait Paris Match dans la salle d’attente de l’hôpital pendant que celui qui l’observait était en train de se faire opérer. Il m’a dit que c’était faux et que ces gens n’avaient pas pu décrire une réalité objective. Et quand je lui ai demandé si l’on devait tout de même chercher à savoir si c’était effectivement faux, il m’a répondu que c’était exactement le genre d’étude que l’on ne voulait pas avoir dans la recherche sur la conscience.
Le paradigme s’auto-entretient. Si l’on autorise que des recherches réductionnistes et neuro-scientifiques, on ne pourra conclure qu’en fonction de ces bornes. Alors que dans les témoignages, une partie évoque effectivement des formes de perception véridiques. Mais la recherche là dessus n’est pas assez développée, on manque de travaux systématiques et de publications de cas. Il y a en tout de même une dizaine qui ouvrent d’intéressantes pistes à contre-courant. Or quand on est scientifique, on est censé explorer, pas refermer une question.
Vous dites que l’idéologie dominante sclérose la recherche sur les EMI…
Clairement, avec la médicalisation et des effets culturels qui ont façonné le type d’approche possible. Je suis personnellement dans une approche psychologique et clinique, car je reçois des gens qui vivent ces expériences et ne se reconnaissent pas dans les discours que l’on entend. Il faut les écouter, les prendre au sérieux, de même que cette expérience qui les a tellement transformés qu’ils ne peuvent pas la ramener à quelque chose d’absolument illusoire.
Si les chercheurs ne s’emparent pas de ces sujets, la culture populaire le fait, et les gens pourront dire : les scientifiques n’apportent rien d’intéressant sur les EMI
Pourrait-on chercher à vérifier les dires de ces gens ? Vous évoquez le projet Aware, une tentative qui a échoué en n’étant pas été réalisée de la façon la plus adéquate pour trouver quelque chose. Mais est-ce envisageable de bien mener ce type d’étude afin de savoir si des personnes inconscientes dans une salle d’opération ont vraiment pu voir ou entendre des choses qu’ils n’auraient normalement pas du percevoir ?
Oui, c’est une question de moyens. Et malgré des défaut méthodologiques et des résultats médiocres, le projet Aware a au moins eu le mérite d’exister avec une étude multicentrique réunissant beaucoup de chercheurs. Ce n’est pas un échec total. Mais le combat va d’abord être culturel. On voit ainsi arriver la réalisatrice Sonia Barkallah avec un nouveau documentaire qui sortira en novembre, Témoins, centré sur les perceptions véridiques lors de décorporations survenues pendant des EMI. Elle a contacté tous les scientifiques qui ont travaillé de près ou de loin sur ce sujet, et a enquêté plus précisément sur certains témoignages. C’est un pavé dans la marre. Et finalement, si les chercheurs ne s’emparent pas de ces sujets, la culture populaire le fait, et les gens pourront dire : les scientifiques n’apportent rien d’intéressant sur les EMI. On maintiendra alors un fossé entre les témoins d’un côté, les scientifiques de l’autre.
Et on négligera d’autres aspects déroutants de l’EMI tels que celui de la mémoire à laquelle renvoie notamment l’expérience de Ronald...
Il a en effet eu accès à un souvenir d’enfance, enregistré en apparence par inadvertance, mais qui lui a sauvé la vie en lui expliquant quoi faire dans une situation périlleuse. Aucun modèle théorique de la mémoire ne peut aujourd’hui expliquer ça. C’est comme si le temps objectif s’était arrêté et qu’il était allé chercher sur Google le tuto qui allait lui permettre de se sortir d’une situation mortelle. Pour rendre compte de cela scientifiquement, il faudrait imaginer des modèles de l’esprit qui élargissent les possibilités de la mémoire et du rapport au temps que l’on connaît habituellement.
Les EMI intriguent aussi par le fait qu’elles s’avèrent gravées dans le marbre de la mémoire de ceux qui les vivent. A la différence de vécus hallucinatoire ou oniriques dont on ne conserve qu’un vague souvenir, celui des EMI s’avère extrêmement fort et précis.
Le Coma Science Group a d’ailleurs réussi à mettre en place des études en testant différents type de souvenirs avec des outils méthodologiques adaptés. Ils ont ainsi confirmé ce qui avait déjà été montré par Jean-Pierre Jourdan. On est face à un type de souvenir très différent, que l’on revit et réincarne à tel point qu’il semble indélébile dans l’esprit de l’individu. Il ne subit pas les altérations classiques du temps subies par tous les autres souvenirs, ce qui n’empêche d’ailleurs pas, et c’est aussi étonnant, une certaine propension aux faux souvenirs, avec parfois de la confusion entre le faux et le vrai. Un paradoxe qui ouvre de nouvelles pistes intéressantes pour comprendre les limites de l’esprit que montre cet état non ordinaire de conscience.
Ne faisons pas comme si l’on savait vraiment ce qu’est une EMI. Partons davantage des témoignages en ouvrant les vannes, et regardons ce qui se passe
Les EMI sont aussi connues pour avoir un certain nombre de facettes considérées comme des invariants, tels que la sortie du corps, le passage dans un tunnel ou l’immersion dans une lumière perçue comme de l’amour. Selon vous, il n’y aurait en fait pas d’invariant. Pourquoi ?
J’essaie de tout remettre à plat. On a beaucoup truqué le matériel avec des questionnaires qui pré-formataient le type de témoin que l’on voulait bien accepter. Des choses ont été totalement écartées alors qu’elles sont présentes depuis cent cinquante ans dans la phénoménologie. J’ai donc envie de dire : rebattons les cartes. Ne faisons pas comme si l’on savait vraiment ce qu’est une EMI. Partons davantage des témoignages en ouvrant les vannes, et regardons ce qui se passe. Par exemple sur l’idée que les gens passeraient dans un tunnel. C’est devenu un cliché culturel alors que l’échelle de Greyson, la plus utilisée sur le plan scientifique pour évaluer une EMI, ne l’inclut même pas, Bruce Greyson ayant lui-même reconnu que le tunnel n’était pas un élément identifiant d’une EMI. Le Coma Science Group l’a toutefois rajouté dans sa nouvelle échelle, mais c’est un forçage car le tunnel est là dans moins de 10% des expériences. C’est la même chose avec la revue de vie ou les sorties du corps qui ne sont pas systématiquement présentes. Il y a en fait une grosse part variable qui est influencée par l’histoire personnelle de la personne, sa subjectivité, sa culture. Et ce qui me paraît être le noyau de l’expérience, cette réaction adoptée pour éviter le danger en l’affrontant ou en fuyant, on l’a encore très peu extrait de l’ensemble des témoignages en dépit de sa récurrence.
Le tunnel est en revanche utilisé par Stanislas Dehaene pour donner une explication neurologique à l’EMI en disant qu’un manque d’oxygène dans le cerveau influe sur ses zones visuelles et provoque une vision tunnellaire. Les EMI peuvent pourtant survenir sans que le cerveau semble en manque d’oxygène, et dans onze cas sur douze l’expérience ne contiendrait pas de tunnel...
Le modèle scientifique réductionniste actuel est en fait composite. Il agglomère un certain nombre d’explications extrêmement partielles pour lesquelles on peut avoir de bonnes pistes, comme pour expliquer cet effet tunnellaire de la vision. Ces explications s’avèrent néanmoins incompatibles les unes avec les autres et elles ne correspondent pas aux témoignages. Mais on préfère avoir un modèle qui semble tenir la route que de s’appliquer à coller vraiment aux données.
Un modèle qui tiendrait la route « rationnellement » ?
Tout à fait !
L’EMI étant présentée comme un contact avec le paradis, les scientifiques qui s’emparent du sujet sont donc presque obligés d’être plus réductionnistes que les autres
Le problème avec ces EMI est-il surtout qu’elles touchent au paranormal ? Avec ces sorties hors du corps, des gens qui disent avoir eu des visions du futur ou reviendraient parfois de leur expériences avec des dons de guérisseur…
C’est effectivement difficile à appréhender, mais ce paranormal lié à l’EMI est en transition car de plus en plus d’équipes scientifiques mainstream s’emparent du sujet. Reste que le foyer qui continue à l’alimenter le plus demeure la culture populaire. On parle souvent des EMI dans les médias avec une image dominante assez religieuse. Une sorte d’eschatologie personnelle, ce qui devrait nous arriver à tous à la fin, et paraît génial. L’EMI est en effet généralement présentée comme la chance incroyable d’avoir eu ce contact avec le paradis qui vous a transformé et rendu meilleur. Les scientifiques qui s’emparent de ce sujet sont donc presque obligés d’être plus réductionnistes que les autres, mais c’est une transition et je pense qu’on finira par dépasser les résistances en intégrant ce champ paranormal à une science normale. En attendant, des préjugés continuent d’être véhiculés et confortés par de multiples livres écrits par des témoins ou compilant des témoignages, avec des explications pseudo-scientifiques. Et s’il existe quelques travaux intéressant publiés dans des revues, le public a en fait surtout accès à de pseudo-experts dans le domaine des EMI.
Beaucoup mettent en avant ce qui semble tout de même un élément très récurrent : l’immersion dans une lumière d’amour qui marque les gens à jamais. Survenant dans une phase transcendante de l’expérience, cette lumière est certainement très difficile à évaluer et à considérer scientifiquement. Mais ne revient-elle pas assez souvent pour être considérée comme un invariant ?
Les aspects les plus mythiques de l’EMI comme la lumière, le tunnel, les êtres défunt ou les anges, cela correspond surtout aux expériences où les gens n’ont pas eu la possibilité de se sauver. Ils rentrent donc dans une phase où ils n’ont pas de solution, et décrochent totalement. Mais vu qu’il n’y a pas d’étude systématique, on ne peut en fait pas dire quelle portion des EMI conduit à ça.
Le champ d’étude des EMI apparaît aujourd’hui réduit à une opposition entre les nouveaux survivalistes spirites et des neuro-réductionnistes qui leur font front
L’étude du Coma Science Group et de Jean-Pierre Jourdan constate que dans les EMI survenant lors de comas comme dans celles où il n’y avait pas de danger ou de péril médical, on retrouve le même pourcentage de sortie du corps ou d’immersion dans une lumière. Les gens vivent en fait le même type d’expérience, qu’ils aient été ou non objectivement en danger.
Mais cette étude ne disaient pas si les personnes avaient eu une capacité d’agir, une opportunité de faire quelque chose pour se sauver la vie. Ce n’est pas une donnée que les chercheurs prennent actuellement en compte. Je pense donc mener des études en développant un nouveau questionnaire qui intègre des aspects circonstanciels.
Pour arriver à une nouvelle définition de l’EMI ?
Et être surtout plus en adéquation avec ce que les gens vivent.
Ce qui passe par un retour aux témoignages, avec une palette beaucoup plus large où l’on ne se contenterait pas d’aller à la sortie des salles de réanimation...
Oui, et ce que je décris avec l’expérience de Ronald est assez amusant car les gens me disent : j’ai vécu ça, mais n’aurais jamais pensé que c’était une EMI. Beaucoup ont eu cette impression de temps ralenti, de perception beaucoup plus fine, de pensée pragmatique qui leur a permis d’effectuer des gestes de sauvetage nécessaire. Ils sont très nombreux mais n’ont vu ni tunnel, ni lumière, ni ange, et ont l’impression d’être hors catégorie.
Ont-ils vraiment vécu une EMI ? Est-ce la même chose d’avoir des réflexes hors du commun et de sembler sortir de son corps pour aller s’immerger dans une lumière inoubliable ?
La question reste très ouverte, et peut-être n’y a-t-il pas un tel continuum d’EMI. On a toutefois déjà montré avant les années 1970 que la question d’un possible sauvetage était importante. Quant aux arbitrages posés par des chercheurs qui considèrent que l’EMI est forcément liée à l’approche d’une mort clinique, ils ne collent absolument pas aux données. Malgré cela, si vous ne mélangez pas la mort organique et les grands clichés sur la lumière, vous êtes mis d’office hors d’un champ d’étude des EMI qui apparaît aujourd’hui réduit à une opposition entre les nouveaux survivalistes spirites et des neuro-réductionnistes qui leur font front. Résultat, la science progresse peu.