« L’origine de SARS-CoV-2 est loin d’être établie »
Certains jugent la zoonose acquise, d’autres l’hypothèse du laboratoire avérée. Etienne Decroly livre, lui, la vérité scientifique sur l’origine du covid, et alerte sur des expériences dangereuses.
Après de nombreux échanges, je rencontre enfin Etienne Decroly. Pour Raison sensible, et à Paris où le Belge est venu ce 3 juin donner à l’INRAE une conférence sur les bénéfices et les risques des expériences en virologie. Directeur de recherche au CNRS à Marseille, il est celui dont la prise de position publique, à l’automne 2020, a en quelque sorte légitimé en France un questionnement considéré à tort comme une théorie du complot : la possibilité que SARS-CoV-2, le virus du covid, provienne d’un laboratoire de recherche.
J’avais alors investigué ce sujet et publié un livre préfacé par Etienne, SARS-CoV-2 Aux origines du mal, paru au printemps 2021 après qu’une mission de l’OMS cornaquée par la Chine ait mené un simulacre d’enquête à Wuhan. Avant la publication de son rapport, Decroly co-signa avec une trentaine de chercheurs une lettre ouverte qui appelait en réaction à une véritable enquête internationale sur les origines de la pandémie. La tribune eut un retentissement mondial et fit prendre conscience jusqu’au sommet de l’OMS de la nécessité d’une enquête publique n’écartant aucune piste. Trois ans plus tard, elle n’a toutefois pas été lancée, et nous n’avons guère avancé dans la connaissance de la provenance de SARS-CoV-2.
La recherche américano-chinoise questionnée par le Congrès
Au Congrès des Etats-Unis, une comité rassemblant des élus démocrates et républicains se penche en revanche sur le sujet en examinant son volet américain. Depuis plus d’un an, sont ainsi interrogés et mis face à leurs contradictions, voire leurs mensonges, des personnalités qui ont, elles, contribué à disqualifier l’hypothèse de l’accident de laboratoire. Devant les parlementaires, se succèdent des scientifiques auteurs d’articles de références et des représentants des instituts nationaux de recherche, dont le fameux Anthony Fauci qui soutient depuis une vingtaine d’années la tenue d’expériences dites de gain de fonction. Des recherches qui visent à modifier génétiquement des virus afin de les rendre plus transmissibles ou plus virulents, comme cela a pu être fait dans les années 2010 lors de collaborations entre l’Institut de virologie de Wuhan et des chercheurs ou organismes américains bénéficiant de fonds publics.
C’est pour parler de ce type d’expérience qu’Etienne Decroly est venu à Paris dans le but de sensibiliser sur la nécessité de mieux réguler au niveau international une pratique à haut risque. J’en profite pour m’entretenir avec lui de cette question cruciale de l’origine de SARS-CoV-2, discutée devant les caméras au Congrès des Etats-Unis sans que nos grands médias n’en rendent compte.
N’éliminer aucune piste, et prendre garde
L’état des lieux du virologue rappelle que l’hypothèse naturelle d’un virus venu des chauves-souris via un animal intermédiaire ne s’appuie pas sur des données suffisamment convaincantes, mais aussi que celle du laboratoire se limite à un faisceaux d’indices. Et bien que des partisans de chacune de ces deux hypothèses puissent soutenir avec assurance que l’origine du covid ne fait plus de doute, pas une ne permet d’éliminer l’autre.
Interroger le toujours mesuré et prudent Etienne Decroly est ainsi précieux car il apporte cette vérité scientifique : aucune des deux origines possibles ne doit aujourd’hui encore être écartée, ce qui implique de continuer à chercher. Sans s’égarer dans des pistes ou des supputations sans fondements, et en prenant garde aussi bien aux zoonoses qu’aux expériences de biologie dangereuses pour éviter des pandémies à l’avenir.
Etienne Decroly, quatre ans après le début de la pandémie du covid, que vous inspire l’absence de réponse claire sur son origine ?
Une obstruction politique, car l’OMS ne peut pas remplir sa mission de recherche des origines pourtant nécessaire à la prévention des futures pandémies. Avec la commission d’enquête conjointe OMS-Chine, on a quand même vécu une situation historiquement inédite durant l’hiver 2021. De retour de leur mission à Wuhan, les scientifiques ont rendu leur rapport concluant que l’hypothèse zoonotique, l’émergence à partir d’un animal, était la plus probable et qu’il était inutile d’investiguer la piste d’un accident de laboratoire, jugée extrêmement improbable. Mais le directeur de l’OMS a pris un contrepied en déclarant que toutes les hypothèses demeuraient sur la table, qu’il y avait eu des entraves politiques et qu’une nouvelle commission devrait retourner sur le terrain poursuivre l’enquête et résoudre cette question. Le SAGO, groupe d’étude sur les origines des nouveaux agents pathogènes, a ensuite été créé, mais l’OMS n’a pas pour autant été en capacité de poursuivre une enquête sur le terrain. Il n’y a pas eu de consensus politique international pour permettre de résoudre cette question.
On dit que la Chine bloque le processus…
Oui, tout porte à croire qu’elle ne désire pas que sa responsabilité soit engagée dans l’origine de la pandémie. Il est moins compréhensible que l’Europe et les Etats-Unis, comme les autres pays, ne poussent pas à la résolution de cette question majeure. Mais la situation pourrait évoluer avec l’enquête bipartisane du Congrès américain qui examine actuellement le problème de l’origine du SARS-CoV-2 et le possible financement américain d’expériences de « gain de fonction » menées à l’Institut de virologie de Wuhan. Cette implication des Etats-Unis dans le financement d’expériences dangereuses expliquerait-elle l’absence de volonté politique ?
Le sujet est en tout cas clairement sur la table du Congrès américain, mais on n’en a aucun échos en France aux niveaux tant politiques que médiatiques.
Je crois malheureusement que quatre ans de pandémie ont épuisé les citoyens concernant le problème des émergences virales et de leur contrôle. La capacité d’écoute et de travail sur ces thématiques est devenu faible car on ne veut plus entendre parler du covid.
On a deux points de vue contradictoires
C’est ce qui ferait que cet hiver la presse française n’a absolument pas relayé les révélations faites par une ONG américaine sur les détails d’un projet de recherche américano-chinois nommé DEFUSE ? Il prévoyait en 2018 de constituer un coronavirus en six segments, ce même nombre de segments que des chercheurs ont détecté en 2022 dans le génome de SARS-CoV-2. DEFUSE projetait aussi d’insérer dans un coronavirus de type SARS la principale particularité de SARS-CoV-2 et son atout infectieux majeur, un site de clivage à la furine, exactement là où on le trouve sur le virus du covid. On a également appris que ce type de travaux aurait pu être réalisé par l’Institut de virologie de Wuhan en Chine où il y avait moins d’exigences qu’aux Etats-Unis en matière de biosécurité. C’étaient tout de même des révélations importantes, des éléments accréditant l’hypothèse selon laquelle la pandémie aurait pour origine des travaux de laboratoire dangereux résultant d’une collaboration américano-chinoise, mais nos grands médias n’en ont rien dit.
Bien que ces informations n’aient pas été relayées dans la presse, en France et en Europe, une pression politique moindre sur l’origine du covid permet aujourd’hui d’aborder plus sereinement la question de la régulation d’expériences de biologie dangereuse. Ce travail débute dans les institutions et comités d’éthique, et les conclusions des réflexions seront sans doute une aide précieuse pour les politiques. Par ailleurs, si des faisceaux d’indices corroborent la possibilité d’un accident de recherche, ils sont contrecarrés par des articles scientifiques importants étayant une origine de l’épidémie sur le marché de Wuhan et publiés dans des revues majeures. On a donc deux points de vue contradictoires, et pas de consensus scientifique à ce jour si ce n’est que l’ancêtre du virus est présent chez les chauves-souris.
Consacrant l’hypothèse d’une origine naturelle, ces articles interrogent sur la valeur de l’information scientifique. Certains réclament leurs rétractations via une pétition ou une lettre ouverte. Pourquoi posent-ils problème ?
Le premier d’entre eux, Proximal origin of the SARS-CoV-2, est un article d’opinion. Alors qu’il indique que l’origine est très probablement zoonotique, ses auteurs relèguent la thèse d’une origine liée à un laboratoire au rang de théorie du complot. Paradoxalement, ces mêmes auteurs considéraient cette hypothèse comme plausible dans leurs discussions privées. Un second article important discute de l’émergence de l’épidémie au marché de Wuhan en défendant l’idée qu’il y aurait eu deux franchissements de la barrière d’espèces distincts de l’animal vers l’homme. Il a déjà été corrigé suite à des erreurs méthodologiques, et plusieurs spécialistes du domaine ont récemment soulevé de nouveaux biais atténuant les conclusions du travail. La réanalyse doit se poursuivre jusqu’à son terme, et si effectivement les conclusions de l’article sont remises en cause, il devra être rétracté ou de nouvelles analyses seront publiées. Un processus normal dans les controverses scientifiques.
Ces deux papiers ont été critiqués dès leur publication en 2020 et 2022...
Il y a toujours de la critique, mais le temps de la science est parfois long.
Mais ces articles spéculatifs ont été immédiatement présentés comme des vérités scientifiques dans les plus grandes revues. N’est-ce pas problématique ?
C’est la difficulté de la recherche qui explore ce qui est à l’interface entre le socle des connaissances qui font le consensus et celles qui sont en construction et sujettes au débat, et il y a parfois des surinterprétations. L’important est que le processus de réponse soit ouvert et que la discussion s’engage dans les revues scientifiques. J’espère qu’elles vont le prendre en compte, et soit publier les arguments des opposants, soit procéder à la rétractation.
Il est naturel que l’hypothèse zoonotique ait été initialement privilégiée
Pour Proximal Origin, ceux qui ont écrit dès sa publication à Nature Medicine pour remettre en cause ses affirmations n’ont pas pu être publiés, et il n’y a eu aucun débat possible.
Mais c’était un article d’opinion qui ne présentait pas de véritables données expérimentales étayant les conclusions.
Son opinion catégorique sur l’origine naturelle du covid a néanmoins fait office de référence incontournable.
C’est effectivement problématique, d’autant que l’opinion des auteurs élude une partie de leur discussion sur la possibilité d’un accident de laboratoire. C’est donc une question d’éthique de la recherche.
Avec aussi une information scientifique qui a nettement opté pour l’hypothèse naturelle comme continuent de le faire des revues telles que Science et Nature. Est-ce le signe que le processus contradictoire de la science a dysfonctionné ?
Les opinions sont généralement émises par les experts du domaine, et ceux qui ont écrit ces articles sont les experts de ce domaine de l’épidémiologie des coronavirus. Ce qu’ils disaient pouvait donc être considéré comme légitime. De plus, il est naturel que l’hypothèse de l’origine zoonotique ait été initialement privilégiée dans la littérature scientifique, car la plupart des épidémies nouvelles ont une telle origine. Le problème est que quatre ans après le début de la pandémie, ni le virus progéniteur ni l’animal impliqué dans les premières contaminations humaines n’ont été identifiés.
Des défenseurs de l’hypothèse zoonotique rétorquent qu’il est habituel de ne pas trouver le progéniteur d’une épidémie.
C’était effectivement courant autrefois quand des épidémies démarraient dans des zones géographiques où il n’y avait pas d’accès au séquençage du matériel génétique. Ce n’est plus le cas à Wuhan où la capacité à séquencer est depuis une dizaine d’années excellente. Aujourd’hui, le séquençage à haut débit permet de retrouver des virus aussi bien dans les eaux usées que chez des hommes ou des animaux. On le constate d’ailleurs en ce moment aux Etats-Unis avec un séquençage en temps réel dans les élevages touchés par la nouvelle grippe aviaire.
C’est comme si l’épidémie animale initiale avait disparu
Les partisans de la zoonose peuvent aussi affirmer que SARS CoV-2 ne provient pas d’expériences de laboratoire car son génome témoigne d’un grand nombre de recombinaisons virales naturelles.
Mais personne n’a jamais sérieusement pensé que SARS-CoV-2 était un virus synthétisé de manière complètement artificielle. Bien sûr qu’il y a un squelette naturel, un virus trouvé dans la nature. La question est de savoir s’il a transité dans un laboratoire où il aurait pu être cultivé, répliqué sur des animaux transgéniques humanisés ou manipulé comme le prévoyait le projet DEFUSE. Et reste que l’on se retrouve comme si l’épidémie initiale chez l’hôte intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme avait disparu lors du franchissement de la barrière d’espèce de ce dernier. Les capacités de séquençage actuelles aurait pu permettre qu’une enquête scientifique identifie un réservoir animal aisément, or là, on ne trouve pas de trace. Est-ce parce que l’on n’a pas assez échantillonné ? Parce que la Chine obscurcit le processus pour éluder sa responsabilité éventuelle ? Différentes hypothèses sont plausibles. Mais si l’OMS ne peut pas faire son enquête, on n’avancera pas. Elle doit donc avoir dans le futur un pouvoir d’investigation inconditionnelle pour enquêter dès qu’il y a une émergence.
Y a-t-il tout de même un changement de probabilité entre l’hypothèse naturelle et celle du laboratoire ? L’absence de progéniteur, le fait qu’il n’y aurait eu qu’un seul lieu d’émergence d’un SARS-CoV-2 particulièrement bien adapté à l’homme dans une ville où se trouve un institut de virologie à la pointe mondiale de la recherche sur les coronavirus, et des collaborations avérées entre le laboratoire de Wuhan et des américains pour des expériences potentiellement dangereuses, avec notamment ce projet DEFUSE qui prévoyait de constituer une virus ayant les caractéristiques particulières de SARS-CoV-2, tout cela conduit-il à considérer le laboratoire comme le plus probable ? Ou le plus parcimonieux comme l’a récemment soutenu Yuri Deigin, l’un des fondateurs du collectif de chercheurs indépendants DRASTIC .
En tant que scientifique, j’ai besoin de données pour construire des raisonnements aboutissant à des conclusions. Une des difficultés importantes est évidement le manque d’accès aux données scientifiques. Des chercheurs concluent à l’origine zoonotique sur des bases de données parcellaires fournies par la Chine, donc on peut légitimement s’interroger sur la robustesse de leurs conclusions. Mais n’est pas non plus démontrée l’hypothèse selon laquelle le virus aurait été construit en laboratoires comme le décrit DEFUSE, un projet qui n’a pas obtenu le financement américain réclamé. A ma connaissance, aucune donnée expérimentale ne démontre à ce jour que le progéniteur du covid était dans un laboratoire avant de début de la pandémie.
Opter pour l’hypothèse la plus parcimonieuse ne vous convient donc pas ?
La science ne peut trancher sur la base d’hypothèses plus ou moins parcimonieuses, il faut des observations pour étayer des conclusions. Par ailleurs, la biologie de l’évolution démontre tous les jours que des événements très imprévisibles surviennent. Par exemple que l’humain ait pu arriver sur Terre.
Une zoonose est un processus avec des prémices que l’on a pas vu pour SARS-CoV-2
A la fin de votre conférence, l’épidémiologiste qu’est Renaud Piarroux me confiait considérer quant à lui comme établie l’hypothèse du laboratoire en raison d’une accumulation d’indices...
Oui, car un épidémiologiste travaille sur les données de séquences mais également sur des indices épidémiologiques lors d’enquête de terrain.
Par exemple le fait qu’une émergence dans un lieu unique comme le marché de Wuhan ne correspond pas à la logique d’une zoonose qui est plutôt d’apparaitre à différents endroits où l’on trouve la même espèce animale infectée.
Je suis d’accord sur ce point avec Renaud Piarroux. On le voit d’ailleurs bien avec la grippe aviaire qui infecte actuellement les bovins américains pour laquelle on assiste à des franchissements répétés de barrière d’espèce de virus peu compétents pour la transmission inter-humaine. L’émergence de nouveaux virus humain est un processus avec des prémices, un peu comme lors des tremblements de terre lorsqu’on observe des secousses annonciatrices. C’est la même chose pour les zoonoses, mais avec SARS-CoV-2 on n’a pas vu ces prémices.
Il a en revanche été martelé que le danger venait de la faune sauvage avec la fable du pangolin et l’idée qu’un unique contact avec un animal sauvage pouvait provoquer une pandémie. Or cela a peu de chance d’arriver, vu que ce sont plutôt des interactions répétées avec l’homme qui permettent de faire franchir une barrière d’espèce à un virus qui se sera ainsi progressivement adapté à la nôtre.
Le plus probable est effectivement que l’émergence nécessite le passage par un hôte intermédiaire dans des élevages où il se trouve en contact direct et répété avec les éleveurs. Mais l’abandon de la piste du pangolin montre tout de même que des hypothèses incompatibles avec les données de séquençages sont délaissées pour revenir à celles supportées par des données expérimentales tels que les échantillons prélevés sur le marché de Wuhan. Ce qui renvoie toutefois à la question du biais d’échantillonnage en Chine, aussi bien chez les animaux d’élevage que chez les hommes. Car il semble en tout cas que l’on n’a pas accès à l’ensemble des séquences des échantillons prélevés à Wuhan, comme l’a rapporté dans la littérature scientifique le virologue américain Jesse Bloom. Il a exhumé des archives du web des séquences de SARS-CoV-2 plus ancestraux que les premiers virus officiellement séquencés. Des séquences aujourd’hui indisponibles.
Il y a plus de politique que de science dans cette question de l’origine de SARS-CoV-2
On peut aussi entendre ou lire que le virus circulait dans le monde près d’un an avant son émergence en Chine, sans qu’il ait provoqué de vague épidémique visible. Qu’en est-il ?
Il y a effectivement beaucoup de discussions sur des virus qui auraient circulé avant l’émergence à Wuhan. Mais les méthodes utilisées pour le déterminer sont sujettes à caution. On ne sait en fait pas si ce qui a été détecté comme de prétendues émergences dans d’autres villes du monde durant l’année 2019 correspond à de la circulation de virus pré-pandémique ou à des échantillons contaminés au moment du processus d’analyse par PCR. Les méthodes de détection par PCR sont tellement sensibles que les risques de contaminations sont très élevés. Par ailleurs, si l’on trouve des anticorps qui semblent correspondre à SARS-CoV-2, on ignore en réalité s’il ne s’agit pas de réactions croisées avec d’autres coronavirus. Il y a donc deux sources d’erreurs et de confusion, et pour les exclure il faudrait séquencer les virus trouvés.
Ce n’est pas possible ?
Non, car il n’y a généralement pas assez de matériel génétique pour pouvoir démontrer que ces virus sont plus ancestraux que les premiers génomes connus de SARS-CoV-2. La question d’une émergence de la pandémie avant le mois de novembre 2019 reste néanmoins en débat. Certains proposent qu’elle aurait débuté à Wuhan avec une circulation du virus à bas bruit en septembre ou octobre avant de s’amplifier de manière visible en décembre. On sait que 95 % des personnes infectées sont asymptomatiques ou peu symptomatiques et qu’il y a un délai de 10 à 15 jours entre la contamination et les symptômes sévères éventuels. Il est donc évident que lorsqu’un grand nombre de cas ont été détectés, ce n’était que la partie émergée de l’iceberg. L’afflux de patients sévèrement malades dans les hôpitaux de Wuhan en décembre est à mon sens incompatible avec une émergence fin novembre ou début décembre. Pour être fixé, l’OMS devrait avoir un accès aux dossiers médicaux des hôpitaux de Wuhan. Mais il est également possible que des informations probantes proviennent des Etats-Unis qui collaboraient et finançaient des projets de recherches a l’institut de virologie de Wuhan. La justice pourrait d’ailleurs s’en mêler en lançant une enquête suite à celle menée au Congrès.
Il serait temps, car cela fait longtemps maintenant que l’on sait que des scientifiques américains collaboraient avec l’Institut de virologie de Wuhan, le principal laboratoire suspect. Toutes les personnes impliquées étaient d’ailleurs identifiées au printemps 2021 dans mon livre où j’invitais déjà à mener une enquête de type policière dans les laboratoires concernés. Des années ont été perdues à attendre ce comité du Congrès américain qui pourra en outre être entachée d’arrières-pensées politiciennes en raison du contexte électoral et de l’opposition entre démocrates et républicains.
Oui, et l’instrumentalisation politique est complexe en raison à la fois de l’élection présidentielle américaine et des tensions entre les Etats-Unis et la Chine. Le problème est qu’il y a plus de politique que de science dans cette question de l’origine de SARS-CoV-2.
Des normes de biosécurité plus contraignantes s’imposent
Cette origine inexpliquée pose tout de même une vraie problématique scientifique que vous êtes venu exposer à l’INRAE dans cette conférence traitant des expériences dangereuses menées sur des virus à potentiel pandémique. Celles-là mêmes que pouvaient effectuer l’Institut de virologie de Wuhan en collaboration avec des Américains. Ce qui nous amène à une question qui fut largement taboue chez les scientifiques : risquent-ils de provoquer une pandémie en menant ce type d’expérience ? Une question que rend très concrète l’hypothèse d’un accident de laboratoire comme origine du covid.
Je crois toutefois qu’il est nécessaire de dissocier aujourd’hui ces deux questions. Concernant l’origine de la pandémie, il n’est pas exclu que l’on n’obtienne jamais de réponse tranchée entre la zoonose et l’accident de recherche. Cela ne doit pas nous empêcher de travailler sur les deux problématiques simultanément pour se préparer aux futures pandémies. Je m’explique : on sait que des expériences de gain de fonction susceptibles de renforcer la capacité infectieuse de virus et de permettre à certains d’entre eux de franchir la barrière d’espèce sont réalisées dans des laboratoires de type P2 et P3. Ce niveau de biosécurité est à mon sens insuffisant pour ce type de recherches dangereuses. Bien qu’il soit loin d’être établi que ce type d’expériences ait été à l’origine de l’émergence du SARS-CoV-2, il faut imposer des normes de biosécurité plus contraignantes pour éviter de futures pandémies. Il faut aussi mieux analyser les bénéfices et les risques liées à ce type d’expérience, et peut-être les interdire dans certains cas. Par ailleurs, l’émergence futures de virus zoonotiques est évidemment très probable et on doit donc mettre en place au niveau international un contrôle des pathogènes qui circulent dans les élevages ou dans les marchés où se vendent des animaux vivants. Il faut également repenser nos interactions invasives dans des écosystèmes sauvages conduisant par exemple à des déplacements de populations de chauves-souris vers des zones d’élevage avec en aval la contamination d’animaux. Il est en effet déjà acquis et décrit que ces processus ont favorisé l’émergence d’infections zoonotiques. Bref, les deux possibilités d’émergence pandémiques doivent être pleinement prises en considération.
Mais la possibilité que la pandémie puisse résulter d’un accident de laboratoire a été largement déniée dans la communauté scientifique. On lui préférait la théorie du pangolin qui pointait la nature et évitait d’envisager l’idée d’une maladresse ou d’une erreur mettant en cause la responsabilité de chercheurs ainsi que la pertinence de certaines expériences. Vous disiez par ailleurs dans votre conférence qu’une bonne part des virologues ne souhaite pas que l’on contrôle trop leur travail ou que l’on restreigne leur capacité à mener des travaux potentiellement dangereux...
C’est vrai, mais les expériences de gain de fonction représentent moins de 1 % de la recherche en virologie. Donc cette réflexion doit progresser dans les institutions et dans la communauté scientifique pour parvenir à une meilleure régulation. Aujourd’hui, je crois qu’il y a un consensus sur la nécessité d’augmenter le niveau de biosécurité de certaines expériences, ce qui doit être mieux financé et encadré.
On « fabrique » des virus dangereux dont la probabilité qu’ils surviennent naturellement est très faible
N’y a-t-il tout de même pas encore comme un tabou ? Peut-être lié à la crainte que la profession voire la science soit mise en accusation. Car même si ces recherches représentent moins de 1 % de ce qui se fait, un unique accident de laboratoire peut suffire à provoquer une catastrophe en laissant s’échapper un virus pandémique, comme cela pourrait avoir été le cas avec le covid.
Je préfère ne pas répondre a cette question...
Ah bon ? Mais discute-t-on dans la communauté scientifique, et plus particulièrement chez les virologues, de l’utilité de certaines expériences ? Comme faire franchir une barrière d’espèce à un virus animal en modifiant d’une façon ou d’une autre son génome pour voir comment il pourrait contaminer un homme, et donc risquer de créer un nouveau virus dangereux pour l’humanité. Est-ce utile scientifiquement de prendre ce genre de risque sachant qu’un accident et une contamination sont toujours possibles ?
C’est une question qui dérange, comme souvent les questions d’éthique. Cette problématique interroge la liberté des chercheurs et leur responsabilité, et je ne pense pas qu’il y ait un consensus dans la communauté scientifique concernant leur régulation. Personnellement, je m’interdirais ce genre d’expérience, mais je peux entendre que d’autres considèrent qu’il faille les mener. Sur de telles questions dont l’impact sociétal est important, je crois qu’il faut sortir de la communauté scientifique pour obtenir un arbitrage politique. L’exemple du nucléaire est probant. On ne peut pas demander aux agents d’EDF quel doit être le niveau de sécurité des centrales car ils réclameraient probablement de diminuer les contraintes coûteuses, ce qui peut être antagoniste avec l’avis de populations considérant le risque nucléaire. C’est pour cela qu’à un moment l’État doit jouer son rôle régulateur en mettant en place des instances de contrôle et en assurant le financement des laboratoires de haute sécurité. On en est là.
On a donc des expériences qui peuvent viser à provoquer des mutations sur un virus animal pour le rendre adapté à l’homme afin d’anticiper la venue d’un futur pathogène susceptible de nous infecter, dans l’objectif de créer un vaccin pour s’en protéger. C’est un peu présomptueux, car il est improbable qu’émerge naturellement un virus identique à celui que l’on aura obtenu en laboratoire, les mutations naturelles étant imprévisibles. Ce type d’expérience a-t-il d’ailleurs déjà permis de se prémunir face à un futur virus en aidant à concevoir les parades que seraient des vaccins ou des médicaments ?
Peut-on prévoir le virus qui va émerger parce qu’on a fait des expériences d’évolution en laboratoire ? Je ne le crois pas que ce soit le cas, sauf pour de la résistance à des médicaments liés à un nombre très restreint de mutations. Ceci dit, les expériences en virologie sont nécessaires, par exemple pour le développement de vaccins. Et dans ce cas il est indispensable d’avoir des modèles animaux pour démontrer leur efficacité. Le développement de ces modèles expérimentaux, comme celui des souris transgéniques « humanisés », est un outil précieux qui peut dans certain cas conduire à l’adaptation des virus. Ces expériences comportent des risques, mais les bénéfices potentiels sont importants et il est nécessaire d’adapter le niveau de biosécurité au mieux. En revanche, les gains de fonction dont l’objectif est de permettre au virus de s’adapter à des nouveaux récepteurs humains en accélérant des processus de l’évolution me posent problème, surtout si elles sont réalisées sur des virus à potentiel pandémique. Et plus particulièrement si l’on introduit simultanément dans un virus plusieurs mutations de virulence connues pour augmenter la pathogenèse virale chez l’homme. On « fabrique » ainsi un virus potentiellement dangereux alors même que la probabilité qu’il survienne naturellement est très faible. Ce type d’expériences n’est selon moi ni souhaitable ni utile.
Rien n’accrédite l’idée que SARS-CoV-2 ait été une arme biologique
Quel est l’intérêt de faire ça ?
Démontrer que certaines mutations sont associées à la virulence de virus et identifier celles qui doivent être surveillées, par exemple dans les élevages. Si je sais que l’arrivée conjointe de deux mutations sur un virus de la grippe lui permet de se transmettre par aérosol et de devenir très infectieux dans un modèle animal qui mime un modèle humain, la surveillance de ces deux mutations peut devenir un critère d’abattage systématique et permettre une mesure de contrôle vétérinaire conduite sur des paramètres objectifs. Mais il faut se rappeler que les mutations de ce type sont déjà souvent identifiées par les analyses des génomes des virus grippaux qui ont franchi la barrière d’espèce.
Ces expériences peuvent-elles être menées à des fins militaires dans le but de créer des armes biologiques ?
C'est ce que l’on appelle l’usage dual qui comporte deux volets, le militaire et le bio-terrorisme. Dans les deux cas la problématique est la même, sauf qu’il y a évidemment moins de contrôle possible avec le bio-terrorisme et que l'usage militaire suppose que les armées disposent d'un antidote. Or s’il existe des pathogène transmissibles, la plupart du temps il n'y a pas d’antidote à disposition. Ceci fait que très peu d’agents sont potentiellement utilisables par les armées, alors que la question du bio-terrorisme risque bientôt de se poser de manière plus aigüe avec la biologie de synthèse qui permettra de construire plus aisément des agents pathogènes.
SARS-CoV-2 correspond-il à ce qu’aurait pu être une arme biologique ?
Non, je ne crois pas à cette hypothèse. Les militaires ont des programme de surveillance de virus présents sur des terrains d’opération et donc des projets de vaccins pour y faire face, mais, vu les connaissances qu’il y avait sur les coronavirus, je ne suis pas enclin à penser qu’il y ait eu la volonté d’en créer à des fins militaires. Et rien n’accrédite l’idée que SARS-CoV-2 ait été une arme biologique.
Le pire serait une délocalisation des expériences dangereuses
Et qu’en est-il de ce virus de grippe aviaire qui infecte les élevages bovins aux Etats-Unis et a touché quelques hommes ? Répond-il aux caractéristiques naturelles d’une zoonose ? Certains avancent qu’il pourrait provenir d’expériences de pression sélective.
Je pense que l’on a au contraire un exemple caractéristique de zoonose avec des franchissements multiples et progressifs de barrières d’espèces. On observe actuellement des événements répétés de transmission des oiseaux vers les mammifères marins puis vers les mammifères terrestres et les animaux d’élevages comme les bovins, avec des virus qui sont aujourd’hui encore mal adaptés aux infections humaines. Il y a quelques infections sporadiques mais pas encore de transmission interhumaine. Donc on est typiquement dans ce processus de franchissement qui ne se fait pas d’un coup mais avec des étapes multiples et une évolution progressive du virus depuis les oiseaux vers les mammifères.
Des travaux de laboratoire de pression sélective auraient-ils pu faciliter cela ?
Ils peuvent amener à des virus qui évoluent avec des capacités de réplication optimisées pour les modèles animaux utilisés. Mais dans ce cas précis on observe ces franchissements de barrière d’espèces multiples. La particularité de l’évolution actuelle du virus, c’est qu’il semble se mettre à infecter un large spectre de mammifères, ce qui inquiète les autorités sanitaires, à juste titre. En revanche, et bien qu’historiquement il y ait eu des expériences de gain de fonction réalisées sur des virus grippaux, il n’y a aucune évidence que ceux qui circulent actuellement dans les élevages bovins américains en résultent. Et il ne semble en tout cas pas y avoir eu à ce jour de pression de sélection permettant l’adaptation du virus à une transmission interhumaine efficace.
Demeure toutefois la possibilité qu’une prochaine pandémie survienne suite à un accident de laboratoire où auraient été menées des expériences dangereuses dont provient peut-être déjà SARS-CoV-2. Alors que préconisez-vous finalement ?
L’équivalent de l’Agence internationale de l’énergie atomique pour les risques biologiques, de manière à avoir un niveau égal de bio-sécurité partout dans le monde. Les virus n’ayant pas de passeport, le pire serait une régulation extrême dans certains pays qui favoriserait la délocalisation des expériences dangereuses dans des laboratoires où les conditions de sécurité et les coûts seraient moindres. Rappelons-nous qu’entre 2014 et 2017 les Etats-Unis avaient adopté un moratoire sur les expériences de gain de fonction qui a notamment eu pour conséquence la délocalisation de certaines d’entre elles en Chine. Je préconise donc une agence qui assurerait une régulation internationale exigeant de mener dans des laboratoires P4 (le niveau de sécurité maximal) ces expériences menées sur des virus à potentiel pandémique, tout en interdisant celles qui visent à forcer le passage de la barrière d’espèce vers l’homme. Cette agence internationale pourrait par exemple mettre en place des « boites noires biologiques » et disposer de copies des cahiers de laboratoire électroniques afin de suivre les activités de recherche et connaitre les séquences des virus manipulés. Un type d’équipement qui aurait pu permettre de trancher immédiatement entre la zoonose et l’accident de recherche lors de l’émergence de la pandémie à Wuhan.