« On invite seulement à retrouver une consommation juste des médicaments »
Avec Overdose, Ariane Denoyel et Peter Selley alertent face à une surmédication mortelle pour la santé et les comptes publics. Au seul profit de l’industrie pharmaceutique.
L’une est journaliste indépendante française, l’autre un médecin anglais. Ensemble, Ariane Denoyel et Peter Selley viennent de co-signer Overdose, un livre alertant sur une surconsommation de médicaments qui tue. Une surdose plus qu’inquiétante, et abondamment documentée dans cet ouvrage que préface le professeur Eric Caumes. L’infectiologue y expose ainsi d’emblée l’ampleur d’un problème où se mêlent « le dévoiement de la recherche clinique (devenue trop inféodée aux laboratoires pharmaceutiques), la complaisance des autorités de santé, l’aveuglement croissant des organismes de surveillance, la duplicité des politiques, le manque d’esprit critique des sachants, l’obscurantisme des médias et l’oubli des objectifs de santé publique. » Un sombre tableau que les deux auteurs s’attachent à dresser dans le détail.
Pour Eric Caumes, ce livre important « devrait faire partie des lectures obligatoires du futur médecin, comme Docteur Knock, de Jules Romain ». Un parallèle judicieux, car à l’instar des habitants du village où s’installe le docteur Knock - qui finissent, sous son influence, par se croire tous malades -, la surmédication est devenue une véritable épidémie, sous la pression d’une industrie qui fait son beurre d’ordonnances de plus en plus fréquentes et chargées. Le tout avec 50 nuances d’overdose, comme le dépeignent Ariane Denoyel et Peter Selley dans le site annexe de leur livre, qui propose notamment un tour d’horizon des multiples façons dont les médicaments peuvent nous nuire. De l’accident provoqué à l’erreur de prescription en passant par l’interaction avec des aliments, entres autres.
Un risque qui nous concerne tous
Généraliste revendiquant avoir toujours prescrit avec mesure, Peter Selley a constaté une évolution de la pratique de la médecine, que l’industrie pharmaceutique incite de plus en plus à la consommation. Il en donne, dans le livre, un exemple révélateur, avec l’arrivée des vaccins contre le virus VRS. Il décrypte plus particulièrement la mise sur le marché du produit Pfizer destiné aux femmes enceintes, en vue de protéger leurs futur bébé des bronchiolites. Entre campagnes de communication visant à créer une pseudo-urgence et homologation à la hâte après des essais cliniques où les effets indésirables n’ont pas été suffisamment considérés, le docteur anglais discerne un « concentré des méthodes actuelles de l’industrie pour lancer un nouveau produit ». Un concentré dont Overdose livre les ingrédients.
Déjà auteur de Génération zombie, une enquête sur les antidépresseurs, Ariane Denoyel en remet pour sa part une dose en pointant particulièrement le danger mortel que constituent les cocktails de psychotropes. Elle soulève aussi le problème de la dissimulation des données brutes d’essais cliniques qui témoignent, quand elles sont mises au jour, d’un risque suicidaire accru par la prise d’antidépresseurs, comme dans la fameuse étude 329 à l’origine du scandale de la paroxétine. Le lien entre ces traitements et le risque de passage à l’acte vient d’ailleurs d’être officiellement soulevé par un coroner britannique chargé d’enquêter sur le suicide d’un membre de la famille royale. Une première dans le pays. Il faut noter que la suicidalité a plutôt tendance à ne pas apparaître dans les résultats d’essais cliniques, perdue dans le brouillard du statistiquement significatif. Comme bien d’autres effets indésirables médicamenteux, cela peut aussi passer à travers les « failles béantes de la pharmacovigilance », montrent Ariane Denoyel et Peter Selley dans leur livre que l’on ne recommande pas uniquement aux futurs médecins, mais à tout un chacun. De même que cet entretien invitant les patients à se responsabiliser face à ce risque d’overdose qui nous concerne tous, et devrait au moins faire l’objet d’un débat public.
Ariane Denoyel, docteur Selley, des livres comme ceux de Peter Gøtzsche et de Bernard Bégaud ont déjà posé ce grave problème d’un mauvais usage du médicament sous l’influence de l’industrie pharmaceutique. Pourquoi publier le vôtre aujourd’hui ?
Ariane Denoyel : Car la situation a empiré depuis le covid, avec une industrie dont le but n’est pas d’améliorer la santé de la population mais d’enrichir ses actionnaires. Et des régulateurs devenus des “facilitateurs” pour la mise sur le marché des produits pharmaceutiques.
Peter Selley : L’industrie contrôle désormais largement la formation des médecins et leurs prescriptions. Ils opèrent en suivant des recommandations élaborées sous son influence, mais l’espérance de vie n’augmente plus dans nos pays. Pourtant, de moins en moins de gens fument et les voitures sont nettement plus sûres. Si la santé était fonction de la quantité de médicaments pris, nous vivrions 150 ans !
Vous écrivez au contraire que l’excès de médicaments constitue l’une des principales menaces pour la vie et la santé humaines, à l’origine d’une véritable hécatombe…
AD : A partir des chiffres des décès et des hospitalisations liés aux médicaments, Peter Gøtzsche a estimé en 2014 que cela représenterait la troisième cause de mortalité aux Etats-Unis derrière les maladies cardio-vasculaires et les cancers, avant de revoir sa position en 2024 en la considérant comme la première. En France, Bernard Bégaud avait évalué en 2013 à au moins 18 000 le nombre de décès annuel dus aux effets indésirables des médicaments, tandis qu’à l’échelle de l’Union européenne, la Commission les estimait en 2008 à près de 200 000.
Il ne s’agit que d’estimations...
PS : On est obligés de s’en tenir à des extrapolations, et il n’est en fait pas possible de disposer de données fiables. Par exemple, si vous succombez à un infarctus trois jours après avoir débuté la prise d’un médicament, votre décès sera considéré comme d’origine cardiaque, pas dû au médicament alors qu’il pourrait en être la cause. Il est en pratique très difficile d’établir un lien entre la prise d’un médicament ou d’un vaccin et un décès. On ne peut donc accorder qu’un crédit limité aux statistiques officielles.
AD : L’incertitude augmente encore si vous prenez six ou sept médicaments à la fois. Vous êtes peut-être la seule personne au monde à absorber cette combinaison de molécules, et personne ne l’a testée dans un essai clinique. On ignore quel imprévu peut se produire, mais les effets indésirables peuvent s’additionner et se potentialiser. Et on sait que plus on prend de médicaments, plus le risque d’effets indésirables graves et d’hospitalisation augmente.
Le médicament a une particularité : celui qui le paie, l’assurance maladie, n’est pas celui qui va le consommer. Pourquoi est-ce important ?
PS : Dans l’expression « mon médecin m’a donné une ordonnance », le verbe est parlant : la chaîne habituelle entre fourniture et paiement est brisée. Personne ne réfléchit à la dimension monétaire dans cette équation. Et si les gens vont se renseigner sur les caractéristiques d’une voiture avant de l’acheter, ils absorbent sans se poser de question un médicament qui pourrait faire cesser de battre leur cœur.
AD : Celui qui autorise l’achat, l’autorité de régulation, n’est pas non plus celui qui va prendre le médicament. On se trouve donc véritablement dans une relation unique par rapport à n’importe quel autre produit de consommation, avec un médicament payé par la Sécu et choisi par le médecin. Le patient n’est pas vraiment décisionnaire, et il faut tenir compte des complexités de sa relation avec son médecin : il peut craindre de le vexer ou de le décevoir s’il se plaint du traitement. Le prescripteur pourrait le prendre comme un reproche. Et comme l’on manque de médecins aujourd’hui…
Cette situation particulière conduirait à consommer sans réfléchir, et avec excès. Vous dites que la moitié des médicaments pris le serait de façon superflue ou poserait des problèmes.
AD : C’est l’OMS qui a annoncé en 2020 que la moitié des médicaments était mal prescrits ou mal pris.
Beaucoup sont tout de même très utiles pour soigner beaucoup de choses. D’ailleurs, vous montrez aussi le problème posé par des pénuries de médicaments. Quels sont ceux qui peuvent manquer aujourd’hui ?
AD : Des molécules plutôt anciennes, qui peuvent être essentielles mais ne rapportent pas beaucoup à l’industrie. Cela concerne notamment des corticoïdes, certains anticancéreux, des antibiotiques, des anti-inflammatoires, des médicaments contre le diabète ou des traitements cardiovasculaires. Limitées à quelques molécules ponctuellement indisponibles voici une dizaine d’années, ces pénuries n’ont cessé de prendre de l’ampleur. En 2018, l’Assurance maladie a comptabilisé 868 signalements de ruptures, et elle en dénombrait 4 900 en 2023. L’Ordre national des pharmaciens a estimé dans un communiqué de novembre 2023 que ces ruptures avaient été multipliées par 30 en une décennie.
PS : Chaque semaine, je consulte le tableau de bord des pénuries sur un site dédié. Des gens vont faire des kilomètres pour trouver leur médicament, ou en désespoir de cause se rendre à l’hôpital. Mais ces pénuries font les affaires de l’industrie, qui pourrait les éviter si elle le voulait. N’a-t-elle pas réussi à fabriquer 5 milliards de vaccins en trois mois ? C’est une façon de montrer aux gouvernements qu’elle a la haute main sur des produits dont l’absence peut coûter la vie à des gens.
Un rapport sénatorial a constaté un abandon des pouvoirs publics de toute volonté de réguler le secteur de la santé
N’existe-t-il pas en France un plan de gestion des pénuries ?
AD : Un rapport sénatorial de 2023 déplore que les obligations de service public et les mesures prises à partir des années 2010 soient « inégalement appliquées et insuffisamment contrôlées ». Il relève que l’ANSM n’a prononcé, entre 2018 et 2022, que huit amendes pour un total de 922 000 euros. Certes, elle semble s’être un peu réveillée dernièrement, alors que loi prévoit, depuis septembre 2021, des obligations et des sanctions en cas de manquement au plan de gestion des pénuries. Dans un communiqué de septembre 2024, l’ANSM revendique ainsi un montant de sanctions de près 8 millions d’euros touchant 11 firmes, depuis août 2024. Mais un an plus tôt, le rapport sénatorial constatait un abandon, de la part des pouvoirs publics, de toute volonté de réguler le secteur de la santé. Ce qui a consacré la domination de l’industrie pharmaceutique, qui peut ainsi se livrer à plusieurs types de chantage.
Lesquels ?
AD : Par exemple du chantage à l’investissement et à l’emploi. Dernièrement, en Allemagne, Eli Lilly a ainsi conditionné la construction d’une usine à l’instauration, dans la loi, d’une clause de confidentialité sur les remises consenties par les fabricants. En France, le groupe Pierre Fabre a pu exercer des pressions pour obtenir la construction de l’autoroute A69, comme l’a révélée une enquête de France Inter. Au début de la crise du covid, Sanofi s’est, quant à elle, livré à un chantage à l’aide publique française et européenne, en menaçant de retarder la mise à disposition d’un éventuel vaccin, que le laboratoire n’est d’ailleurs pas parvenu à concevoir.
Vous parlez aussi de chantage au prix pour vendre des médicaments très chers. Comment cela se passe-t-il ?
AD : Faute de transparence, on n’a pas accès aux données qui permettent au Comité économique des produits de santé (CEPS) d’accorder un remboursement à tel ou tel prix. Lui-même ne dispose probablement pas de toutes les données pour pouvoir décider d’un juste prix. Mais nous relatons dans notre livre le chantage à l’arrêt d’un essai clinique sur un médicament si son fabricant n’obtenait pas le prix qu’il voulait pour le remboursement d’une autre molécule. Plus généralement, l’industrie a pris, ces derniers temps, l’habitude de demander un prix déconnecté de son prix de revient, mais lié à ce qu’elle estime être la valeur du temps de vie sauvée. Par exemple, trois ans de vie en bonne santé valent tant. Cela décorrèle complètement le prix du coût de fabrication, y compris de celui de la R&D, elle-même souvent subventionnée par de l’argent public.
PS : Parallèlement, l’industrie a créé un nouveau concept pour expliquer la flambée des prix des médicaments de niche : les « maladies rares ». Elle n’hésite pas à faire jouer la composante émotionnelle à propos de maladies très invalidantes qui concernent très peu de personnes. Le coût total peut donc sembler raisonnable, comparé à un médicament abordable utilisé chez des centaines de milliers de patients. Et des lobbies exercent de fortes pressions sur les gouvernements pour obtenir des prix et des remboursements avantageux, notamment en instrumentalisant les associations de patients, voire en en créant de toutes pièces. Les firmes sont aussi passées maîtresses dans l’art de la négociation, démarrant sur des montants faramineux et “consentant” des baisses minimes.
Cela peut conduire à un médicament contre l’amyotrophie spinale vendu à deux millions d’euros la dose...
AD : Par exemple, et en application de cette nouvelle logique d’un prix fixé en fonction des années de vie sauvées ou gagnées en bonne santé. Alors il existe, certes, des progrès géniaux avec des médicaments aux résultats exceptionnels, comme celui-ci. Mais cela ne justifie pas de les payer des millions d’euros.
L’intervention médicamenteuse n’améliore bien souvent pas la vie du malade, quand on prend en considération ses bénéfices et ses risques
En dehors de ces niches où des progrès réels sont réalisés, on n’a pas vu beaucoup de trouvailles et d’avancées médicamenteuses depuis plusieurs décennies. En revanche, de nouveaux patients sont à traiter selon le principe de la prise en charge de facteurs de risque. En quoi cela change-t-il également la donne ?
AD : C’est tout simple : “créer” de nouveaux patients ouvrent de nouveaux marchés !
PS : Par exemple avec le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) qu’on “diagnostique” désormais chez des sexagénaires. Des gens qui ont vécu une vie entière sans ce problème se retrouvent étiquetés TDAH, et se mettent tout d’un coup à “avoir besoin” de traitement.
Cela concerne aussi des problèmes cardiovasculaires bien réels et très courants, avec comme facteurs de risque l’hypertension ou le cholestérol.
AD : Le problème, c’est que l’intervention n’améliore bien souvent pas la vie du malade, quand on prend en considération ses bénéfices et ses risques.
PS : Certaines études montrent ainsi que le bénéfice en termes de durée de vie de prendre une statine, qui fait baisser le taux de cholestérol, s’élève en moyenne à trois ou quatre jours.
AD : Ces bénéfices peuvent être extrêmement à la marge, sur la base d’essais cliniques déjà très orientés pour favoriser la molécule. La prise du médicament pourra donc parfois faire courir à la personne des risques potentiellement supérieurs à ceux qu’elle court en raison de son hypertension ou de son taux de cholestérol. Par exemple en augmentant ses chances de développer un diabète avec une statine.
Cela nous amène à la question des essais cliniques et d’une médecine statistique permettant d’établir un effet pour un médicament, effet qui n’apparaît pas de façon évidente en traitant les patients. A la différence de celui, quasi immédiat, d’un antibiotique face à une septicémie. Par exemple, la prise d’une statine qui diminuera tout de même de 10 ou 15 % le risque d’avoir un accident cardiovasculaire, d’après les résultats statistiques d’un essai clinique. On considère, dès lors, que cela démontre une efficacité et justifie une large utilisation de ces médicaments.
PS : Il faut déjà savoir que les essais cliniques présentés dans les revues médicales ne sont généralement pas rédigés par des médecins mais par des ghostwriters (auteurs fantômes) qui travaillent pour l’industriel ou pour un de ses sous-traitants. Ils suivent des formations pour apprendre à présenter des résultats d’essais cliniques de la façon la plus favorable au produit. Ils ne mentent pas forcément, mais “arrangent” la réalité.
Il existe tout de même des résultats statistiques permettant d’argumenter, pas uniquement une façon d’écrire du ghostwriter. Alors comment parvient-on à justifier une utilité avec cette statistique ?
PS : Pour faire dire ce que l’on veut aux statistiques, il faut savoir poser les “bonnes” questions. Par exemple, vous démontrez que la statine fait baisser le taux de cholestérol de 20 % chez les patients traités. Et vous décidez que c’est votre critère de succès, même si la mortalité n’a pas été améliorée dans le groupe traité et que les effets indésirables s’avéraient très gênants.
Qu’est-ce qui fait, selon vous, que l’affirmation qu’un médicament est sûr et efficace ne se justifie pas ? Un essai clinique mal fait ?
PS : Des patients peuvent sortir des cohortes des essais cliniques pour toutes sortes de raisons, et être ainsi éliminés des décomptes quand leur réaction n’est pas à l’avantage du fabricant. Par exemple avec le codage « maladie intercurrente », c’est-à-dire en théorie non liée au produit testé, ce qui permet d’écarter le patient de l’essai sans fournir d’autre explication. On peut aussi citer le cas de Brianne Dressen, volontaire pour l’essai du vaccin AstraZeneca contre le covid. Lorsqu’elle a voulu faire part d’une réaction non prévue dans les cases de l’appli de suivi téléchargée sur son téléphone, cette dernière a été désactivée à distance. Victime de troubles neurologiques et d’une myélite transverse, cette femme a ainsi été “évacuée” de l’essai. Il est difficile d’imaginer à quel point la plupart des essais cliniques ne sont pas fiables. Aux États-Unis, les patients peuvent recevoir jusqu’à 1 000 dollars pour participer à l’un d’eux, et entrer dans plusieurs à la fois, sachant que cela constitue pour certains, précaires ou clandestins, leur seule source de revenu. Le business de ces essais est très opaque, mais il existe des témoignages de participants à qui l’on a tout simplement interdit de faire état des effets indésirables qu’ils ressentaient. Alors que les enjeux financiers sont colossaux, on ne peut donc pas accorder de crédit aux essais cliniques “commerciaux”. Mais il suffit de fournir les résultats de deux essais “montrant” que votre produit est “sûr et efficace” pour que la FDA (agence américain du médicament) accorde la mise sur le marché. Même si dix autres effectués sur la même molécule arrivent à une conclusion opposée.
La donne a tout de même changé depuis la campagne All Trials, qui a réclamé en 2013 de publier tous les essais cliniques, après l’affaire du Tamiflu. Dans les années 2000, cet anti-viral avait été déclaré efficace contre la grippe grâce à une dissimulation des essais négatifs. Le scandale avait été révélé dans le BMJ. S’est ensuivie cette campagne All Trials, après que l’EMA (agence européenne du médicament) eut, par ailleurs, instauré un registre censé permettre un accès à tous les résultats des essais cliniques.
PS : Les initiatives de ce type sont positives mais elles n’ont pas réglé le problème. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter le site répertoriant les amendes non perçues par la FDA pour absence de communication de résultats dans les délais impartis - douze mois suivant la fin d’un essai clinique. On arrive à 63 milliards de dollars qui auraient dû être payés, alors qu’aucune amende n’a été infligée.
AD : En outre, même si l’on respecte l’exigence de publications des résultats, on peut continuer à ne pas communiquer des données essentielles. Or comme l’a dit le professeur Gøtzsche, on n’a pas seulement besoin de All trials mais aussi de « all data ».
C’est-à-dire de toutes les données brutes qui ne sont généralement pas disponibles. On manque ainsi d’informations essentielles sur les participants aux essais cliniques, comme leur état médical ou les dates d’entrée et de sortie de l’essai. Parmi les grandes revues qui publient les résultats d’essais cliniques, seul le BMJ réclame ces données brutes aux laboratoires pharmaceutiques. Ces derniers ne publient d’ailleurs généralement pas leurs essais dans ce journal…
PS : Le BMJ revendique effectivement de l’exiger, mais en novembre dernier, il a publié un essai sur un médicament pour la ménopause sans que le protocole soit disponible, contrevenant à sa propre politique. Et les liens vers les partages de données montraient qu’elles n’étaient, dans les faits, pas accessibles. Il convient malheureusement de ne pas accorder aveuglément de crédit à tous ceux censées garantir la transparence.
Le problème vient-il avant tout des régulateurs ?
AD : Ils sont essentiellement devenus des organismes qui aident l’industrie à mettre ses médicaments sur le marché. La protection du patient ne semble plus la préoccupation première. Mais on peut aussi déplorer une absence de volonté politique de donner aux régulateurs les moyens d’agir. Depuis trente ans, cela a été de pire en pire, comme le constate en France le rapport sénatorial. Le politique n’est pas désireux d’intervenir dans ces affaires de façon un peu ferme, d’imposer une politique industrielle, d’arrêter les pénuries. Un continuum de responsabilités existe, mais surtout une domination de l’industrie. Avec aussi un problème de pantouflage et de rétropantouflage…
Vous évoquez notamment le cas de la présidente de l’EMA, Emer Cooke...
PS : Elle a commencé comme pharmacienne d’officine, puis a travaillé dans l’industrie avant d’occuper des responsabilités à l’EFPIA, lobby européen qui reçoit des fonds des industriels pour contribuer au financement des recherches. La FDA, quant à elle, est financée à 70 % par les firmes. Et ces organismes sont surtout peuplés de bureaucrates, pas de médecins qui exercent la médecine. Tout se passe comme si, dans le fond, la question de l’utilité d’un médicament pour la population n’intéressait pas vraiment les régulateurs. Ils se contentent de vérifier que les exigences légales ont été remplies selon les définitions de la sûreté et de l’efficacité, à savoir des effets en moyenne. Mais des effets dits statistiquement significatifs ne correspondent souvent pas à une réelle amélioration de la qualité de vie des patients. Par exemple, si vous souffrez de dix bouffées de chaleur par jour et que le médicament réduit ce nombre à neuf, cela ne vaut sans doute pas le coup de risquer les effets indésirables du traitement. À mes yeux, le médecin doit signaler à sa patiente que le jeu n’en vaut pas la chandelle. D’ailleurs, si l’on prescrit ce genre de médicament, on s’aperçoit au bout d’un an que le patient a oublié de le prendre car il n’était pas suffisamment efficace et présentait des effets indésirables.
Il faudrait revenir à la sagesse élémentaire selon laquelle le médicament est à l’origine un poison
Selon vous, une complaisance pour le médicament en général ferait que l’on ne peut guère le critiquer. Pourquoi ?
AD : C’est vu comme anti-science, particulièrement en France. Il existe un côté scientiste affirmant que le médicament, les vaccins, c’est forcément bien car ils procèdent de la Science, avec un grand S. Donc signaler que cela n’est pas aussi simple, évoquer des effets indésirables, c’est mal vu. Il faudrait pourtant revenir à la sagesse élémentaire selon laquelle le médicament est à l’origine un poison. Le donner à la bonne dose à la bonne personne au bon moment, cela peut la soigner. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’il reste un poison.
Un poison ?
AD : Oui, chimiquement, c’est aussi un poison. En grec, on dit d’ailleurs pharmakon pour les deux mots : le remède et le poison. Dès l’Antiquité, nos ancêtres savaient qu’une substance qui soigne est une substance active, comportant forcément des risques. Mais tout est désormais biaisé en faveur de l’intervention.
PS: Face à un patient déprimé, un médecin peut décider d’attendre pour lui prescrire un médicament et commencer par lui donner des conseils, le rassurer. Si ce patient se suicide, il peut être reproché au médecin de n’avoir pas respecté la recommandation de donner des antidépresseurs. En revanche, s’il lui en prescrit et qu’il se suicide, possiblement en raison du médicament, le médecin ne sera pas inquiété, car il a suivi la recommandation. Personne ne l’ennuiera, même en cas de procès.
Qui établit la recommandation ?
AD : La HAS, mais souvent sous la pression de l’industrie, à partir de données incomplètes et biaisées, et avec des experts en situation de conflits d’intérêts. En plus, la rémunération sur objectif de santé publique (ROSP), en cours de refonte, incite à la prescription. Des généralistes ont témoigné de visites annuelles de la CPAM leur demandant de justifier pourquoi un si faible pourcentage de leurs patients était sous statines ou sous d’autres médicaments. Ils se sentent sous surveillance, et de plus la ROSP prévoit de les rémunérer jusqu’à 20 000 euros par an pour suivre ces objectifs de santé publique. Et plus ils prescrivent, plus ils gagnent de l’argent. Les recommandations proviennent aussi de plus en plus des sociétés savantes et les médecins semblent les suivre encore plus volontiers que celles de la HAS. Ce n’est pas forcément une bonne idée, car ces sociétés peuvent aussi être très noyautées par l’industrie. Mais ce que l’on dénonce, c’est en fait tout un mécanisme qui pousse le médecin à prendre de moins en moins en compte la situation individuelle du patient pour suivre des recommandations qui automatisent la prescription. Tel seuil de cholestérol ou d’hypertension est passé, je prescris, sans me poser la question de l’intérêt particulier pour le patient. On mécanise ainsi la médecine.
Y a-t-il un problème d’information ?
AD : J’ai suivi le module Facripp (formation à l’analyse critique de la promotion pharmaceutique) à la faculté de Bordeaux, et tous les médecins et les étudiants y témoignent avoir vu en stage l’omniprésence de supports d’information provenant des laboratoires pharmaceutiques ou sponsorisés par eux, jusqu’aux manuels. Il existe certes la très bonne revue indépendante Prescrire, mais avec 24 000 abonnés pour 230 000 médecins en France, seule une petite minorité la lit. Le reste s’informe dans des titres financés par l’industrie. Il existe donc effectivement un problème d’information des médecins. Et côté grand public, la presse regarde Prescrire quand ça l’arrange, par exemple en reprenant la liste annuelle des médicaments dangereux. Mais quand la revue relate que le service rendu par tel ou tel molécule est plutôt médiocre, ce n’est guère repris. Tout comme l’absence de transparence. Quand Prescrire obtient des données avec des pages ultra-caviardées, cela ne fait pas scandale. On n’est pas non plus très exigeant avec les conflits d’intérêts des experts interrogés, presque jamais mentionnés. Le public serait aussi mieux informé si, lorsque l’on parle d’un médicament, on précisait que les essais cliniques ont été menés par le fabricant, en rappelant qu’un tel essai a quatre fois plus de chance de présenter un résultat positif qu’un essai indépendant. Mais on nous parle plutôt de médecine fondée sur les preuves. Un très bon principe, le problème étant que les preuves sont de mauvaise qualité.
Nous avons un rapport au médicament assez sacralisé, avec un côté scientiste qui confine à une foi aveugle
Ne tombez-vous pas dans une vision uniquement à charge ?
AD : On zoome effectivement sur les lacunes, mais dans un tel océan pro-médicament et pro-pharma... Et finalement, on invite seulement à retrouver le bon sens, avec une consommation juste de médicaments, quand ils sont nécessaires, comme on le faisait avant d’être submergés par toute cette masse de promotion laissant croire que chacun est un patient potentiel, avec des facteurs de risque à prendre en charge. Je considère aussi important d’insister sur une absence de transparence dans ce secteur du médicament, un problème médiatiquement ignoré. Le signaler ne devrait pas nous faire passer pour de méchants anti-science. Sinon, cela signifierait qu’un débat est impossible à tenir, ce qui serait très inquiétant.
Dans le site qui sert d’annexe à votre livre, vous montrez un exemple d’escalade médicamenteuse assez marquant avec un homme qui consulte pour un banal mal au dos. Il se voit progressivement prescrire toutes sortes de médicaments pour quantité d’autres problèmes qui surviennent, tandis que le dos ne va jamais mieux. Docteur Selley, que feriez-vous face à un cas comme ça ?
PS : J’ai été médecin de famille pendant 27 ans et aucun de mes patients ne s’est retrouvé avec ce type de cascade médicamenteuse. Personnellement, j’en serais resté à des médicaments simples et aurais suivi un certain nombre de règles de bon sens. Par exemple, ne jamais commencer ou arrêter deux traitements en même temps, car cela empêche de déterminer où se trouve l’origine d’un éventuel problème. Mais surtout, j’aurais créé un lien de confiance. On ne peut pas bien traiter quelqu’un que l’on ne connaît pas du tout. Cela aide d’avoir une idée de ses circonstances de vie. Je l’aurais, bien entendu, ausculté, car la médecine se pratique aussi avec les mains ; on ne peut l’exercer par téléphone. Ensuite, j’aurais probablement dit : essayez cet antalgique léger et revenez me voir dans 15 jours, appelez-moi si ça ne va pas. Le temps contribue souvent à la guérison, et il faut aussi en consacrer à comprendre le patient. Ce dernier ira difficilement mieux s’il n’a pas confiance en son médecin, en sa volonté de l’aider. Mais en l’absence d’une relation interpersonnelle, on tend à prescrire, car on se sent “obligé” de faire quelque chose. Je l’observe souvent chez les jeunes médecins.
Vous relevez que le médecin et chercheur américain Vinay Prasad préconise une plus grande implication des patients. Est-ce la solution ?
AD : Leur rôle est capital car il s’agit, de facto, du seul levier qui puisse encore être activé. La situation que l’on décrit est tellement avancée dans le mauvais sens… Alors si les patients commençaient par demander systématiquement aux médecins qui leur prescrivent un médicament : « quel bénéfice puis-je en attendre, quels sont les risques et sur quelles données vous basez-vous ? », on entrerait dans une discussion. Et dans cette relation patient/médecin que décrit Peter, dans laquelle il faut connaître les données pour accorder son consentement. Le minimum que doit un médecin à son patient.
Le patient qui se rend chez le médecin est toutefois souvent dans l’attente qu’il lui donne un médicament…
AD : Oui, particulièrement en France où l’on a quatre fois plus de chance de sortir d’un rendez-vous avec une ordonnance qu’au Danemark. Nous avons un rapport au médicament assez sacralisé, avec ce côté scientiste qui confine à une foi aveugle. On évacue ainsi tout le revers de la médaille et les risques qui lui sont pourtant inhérents.
Overdose, comment la surconsommation de médicaments nous tue, d’Ariane Denoyel et Peter Selley, First, 2024.