«Normalement, la science n’a rien à faire de Dieu»
Entre big-bang, matière noire, énergie sombre et questionnements métaphysiques sur l’origine, le Tout ou d'autres dimensions, Jean-Pierre Luminet remet à l'heure les pendules de l'astrophysique.
Après avoir essentiellement traité de sujets touchant à la santé et la médecine, votre lettre Raison sensible se penche cette semaine sur une question scientifique qui peut sembler beaucoup plus lointaine : l’univers. Avec un invité de marque, l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet. Un expert de la recherche sur ce qui nous entoure à l’échelle du cosmos, de ses innombrables galaxies et plus particulièrement de ces énigmatiques et gigantesques trous noirs dont il a décrit en pionnier les caractéristiques physiques et visuelles, voici plus de quarante ans.
Egalement reconnu mondialement pour ses travaux sur la topologie d’un univers dit chiffonné où le ciel serait en fait le théâtre d’une faramineuse illusion d’optique, Jean-Pierre Luminet dispose en outre du talent de vulgariser le savoir. Et de le sublimer par l’art, puisqu’il est aussi peintre, sculpteur, romancier et poète. En somme, un homme très créatif, qualité essentielle à cette recherche sur l’univers qui, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, réclame de l’imagination pour concevoir, à l’aide de concepts physiques et de mathématiques, ce qui demeure souvent inaccessible à l’observation.
Un univers fait de matière et d’énergie encore insaisissables
Ce scientifique a détonné durant la pandémie en critiquant avec virulence un discours dominant auquel la majorité de ses confrères s’est soumise. Dans son Journal idéoclaste, il a ainsi adopté la forme du pamphlet pour fustiger un suivisme scientifique aligné sur une prétendue vérité unique. S’il reconnaît avoir pu réagir avec excès, emporté par ce genre littéraire, l’astrophysicien assume pleinement son regard cinglant, et redoute toujours la reprise d’une marche en avant autoritaire qui s’est caractérisée par les confinements et les passes sanitaires, avec l’alibi de la science.
« La France est aujourd’hui l’un des seuls pays où l’on ne remet toujours pas en cause la politique absurde du covid, avec le maintien d’une omerta quasi totale », remarque le chercheur en préalable à notre entretien. Mais nous ne sommes pas là pour parler de covid. Plutôt de ce que l’on sait de l’univers, et des mystères de ce grand inconnu dont 95 % du contenu relèverait d’une sorte de physique noire constituée d’énergie et de matière encore insaisissables. Un univers dont certains se sont récemment mis à remettre en question l’origine sous forme de Big Bang, et que beaucoup cherchent en vain à appréhender entièrement avec une physique du Tout.
Jean-Pierre Luminet aide à y voir plus clair, en remettant à l’heure les pendules de l’astrophysique. Hermétique à la tentation du buzz, alertant contre le risque de se perdre dans des spéculations métaphysiques, il incite aussi à sortir d’un conformisme qui bride peut-être plus que jamais la recherche. Cette dernière se devrait pourtant de rester ouverte, y compris à de nouvelles dimensions qui pourraient être bien plus proches de nous que l’on ne l’imagine.
Jean-Pierre Luminet, vous qui connaissez bien l’histoire de la découverte du Big Bang, comment percevez-vous certaines remises en cause de cet événement comme origine de l’univers à la suite des observations du télescope James Webb ? Avec encore l’été dernier la publication d’un chercheur américain, Lior Shamir, qui redonnerait vie à une théorie alternative. Cela conduit-il à reconsidérer ce que l’on savait du big-bang ?
Non. Mais les scientifiques aiment de plus en plus faire du buzz, des annonces sensationnelles pour faire parler de leur travail. Depuis le lancement de ce télescope en 2022, des observations ont pu intriguer, notamment la découverte de galaxies très anciennes qui se seraient formées plus vite que ce que l’on pensait. On estimait les plus anciennes à 800 millions voire un milliard d’années après le Big Bang, mais avec James Webb, qui observe dans l’infrarouge, on peut remonter plus loin dans l’histoire de l’univers ; on a ainsi repéré des galaxies formées après seulement 300 millions d’années. Certains ont sauté dessus pour dire que cela remettait en cause le modèle du Big Bang, mais pas du tout. Le modèle qui retrace les étapes de la formation des structures astronomiques – étoiles, galaxies et amas de galaxies - à partir du début présumé de l’expansion de l’univers, voici 13,8 milliards d’années, tient toujours. Pour expliquer que des galaxies se soient formées un peu plus vite que prévu, il suffit d’ajouter des ingrédients tout à fait plausibles au modèle, selon plusieurs scénarios possibles, déjà tous envisagés depuis une trentaine d’années.
Lior Shamir ressort, lui, la théorie dite de la lumière fatiguée, élaborée voici un siècle, au même moment que celle du Big Bang…
Une théorie de Fritz Zwicky, un astrophysicien extrêmement original à qui l’on doit des travaux plus sérieuse. Il fut le premier à prédire l’un des problèmes majeurs de la cosmologie actuelle : la matière noire. En revanche, sa théorie de la lumière fatiguée s’opposait à l’explication apportée par Georges Lemaître, qui voyait la marque de l’expansion de l’univers dans le décalage vers le rouge de la lumière venant des galaxies lointaines. Selon Zwicky, la lumière aurait en fait pu ralentir. Cela donnait une alternative à la théorie de Lemaître, très contestée pendant au moins trente ans. L’idée d’une expansion de l’univers était alors choquante pour la plupart des physiciens, notamment pour des raisons philosophiques. Le Big Bang semblait impliquer un début et une création de l’univers, ce qui pouvait faire penser, à tort, à un concept religieux.
Alors qu’une absence d’expansion renvoyait à une absence de création ?
A un état dit stationnaire, avec un univers éternel qui n’avait pas de début. Un modèle qui, comme la lumière fatiguée, constitua une tentative pour échapper à cette idée d’une expansion de l’univers, aujourd’hui incontestable.
Pourquoi ?
Du fait du catalogue d’observations dont on dispose. Quand l’idée du Big Bang a été proposée avec la loi de Hubble-Lemaître, on connaissait à peine quelques dizaines de galaxies. Aujourd’hui, on en recense des millions, et toutes obéissent parfaitement bien à cette loi. Le Big Bang représente aussi une conséquence incontournable de la théorie de la relativité générale d’Einstein, dont la pertinence extraordinairement précise, notamment pour détecter les ondes gravitationnelles, fait que l’on peut difficilement la remettre en cause sur la question de l’expansion de l’univers. Enfin et surtout, à la fin des années 1960, on a découvert le vestige refroidi du big bang, son rayonnement fossile, le fameux fond diffus cosmologique. Et la lumière qui nous en vient n’a pas du tout été fatiguée.
Il est acquis que l’univers a connu une forte évolution à partir d’une configuration initiale encore mal comprise, voici 13,8 milliards d’années
Bref, le Big Bang est un fait acquis…
Il est en tout cas acquis que l’univers a connu une forte évolution à partir d’une configuration initiale encore mal comprise, voici 13,8 milliards d’années. A cet époque, l’univers était extrêmement chaud, dense, concentré, mais si l’on extrapole la théorie d’Einstein on arrive à une absurdité physique, dans laquelle le Big Bang serait un point d’où sortirait l’univers. Malheureusement, les adversaires de la théorie du Big Bang l’assimilent à ce fameux point, alors que pour les cosmologistes sérieux, il s’agit juste d’un scénario. Un scénario aujourd’hui incroyablement bien étayé, qui raconte l’histoire de l’univers en partant de cette configuration initiale sur laquelle on met un point d’interrogation, et pas un point. Ce point d’interrogation ne pourrait être résolu que par de nouvelles théories dites de « gravitation quantique », actuellement en construction. Elles éliminent généralement l’idée d’un vrai début de l’univers avec le Big Bang, et commencent à envisager une existence antérieure. On aurait ainsi simplement une phase de transition avec une période précédente de l’univers qui se serait énormément contracté, puis aurait rebondi. Notre Big Bang ne serait alors que la sortie de ce rebond, entre deux phases successives.
On sait donc le moment où ça démarre, mais pas de quoi ça part ?
Exactement.
Est-on en revanche sûr de l’âge de notre univers ? Les observations de très vieilles galaxies avec James Webb font aussi dire à certains que l’univers serait plus vieux qu’on ne le pensait.
C’est tout aussi faux que la lumière fatiguée. Nous disposons de différents chronomètres pour estimer l’âge de l’univers. On peut mesurer directement l’âge des plus vieilles étoiles, et c’est 13,6 milliards d’années. Ces plus vieux objets de l’univers mettent ainsi 200 millions d’années à se former, et des galaxies apparaissent à 300. C’est très simple, mais on peut toujours faire des articles et des communiqués de presse pour attirer l’attention, la science fonctionnant aujourd’hui comme du business. Même dans notre domaine de l’astrophysique.
Reste que si l’on sait quand l’univers est né et comment il s’est développé, il demeure un inconnu. On ne connaît que 5 % de sa composition, sachant qu’il serait formé d’environ 70 % d’énergie sombre et de 25 % de matière noire, dont on ignore la nature.
Des modèles très perfectionnés montrent en effet que l’univers ne peut pas contenir plus de 5 % de la matière que l’on connaît, celle constituée d’atomes classés dans le tableau périodique des éléments. Il reste ainsi 95 % d’inconnu. C’est là où le débat devient intéressant et prend un tour polémique. On se demande s’il existe une autre forme de matière, non atomique, ce qui est prévu par les théories de la physique des hautes énergies. En plus, quand on réalise des expériences de collision de particules de matière atomique comme des protons, on créé des gerbes de particules qui ne sont pas atomiques mais qui ont évidemment de l’énergie et de la masse. Alors on se dit : le Big Bang, cela a été extrêmement chaud, une sorte d’accélérateur de particules naturel. Cela a pu produire, dans les fractions de milliardièmes de secondes qui ont suivi, une flopée de particules élémentaires qui ne sont pas les atomes constituant aussi bien les êtres vivants que les étoiles, mais qui sont là, avec de la masse et de l’énergie. Telle serait la matière noire non atomique. Comment la détecte-t-on ? Par la gravitation. Etant donné qu’elle a de la masse et de l’énergie, elle gravite, et est en fait responsable du mouvement de la matière visible. De là on déduit son existence.
Car cette matière noire invisible permet la cohésion de galaxies qui, sans elle, se décomposeraient ?
Oui, et c’est le raisonnement qu’avait fait Zwicky, au niveau des amas de galaxies. Il avait observé que, sans matière noire, les galaxies devraient les quitter, or les amas restent liés. Trente ans plus tard, Vera Rubin a montré que le même mécanisme se trouvait à l’œuvre au sein des galaxies où les étoiles tournent plus vite qu’elles ne le feraient sans matière noire.
L’énergie du vide quantique apparaît comme le candidat naturel pour expliquer l’accélération de la vitesse de l’expansion de l’univers
Comment arrive-t-on à estimer que cette matière noire invisible compose environ 25 % de l’univers ?
Avec la matière noire et la matière atomique, on arrive par plusieurs méthodes à environ un tiers de l’univers. Cela ne suffit pas à expliquer tout ce qui manque : il reste 70 % que l’on attribue à l’énergie sombre. On a pu la mettre en évidence par la structure du rayonnement fossile, mais surtout grâce à la découverte à la fin des années 1990 de l’accélération de la vitesse d’expansion de l’univers. Une avancée anticipée, une fois de plus, par Georges Lemaître, soixante ans plus tôt. La plupart des chercheurs pensaient que cette vitesse devait ralentir au cours du temps, car on estimait qu’il n’y avait que de la gravité dans l’univers, ce qui aurait tendance à freiner son expansion. Or les analyses de plusieurs paramètres ont montré que l’expansion était non seulement perpétuelle, mais aussi qu’elle s’accélérait. Les astronomes qui l’ont découvert ne s’y attendaient absolument pas quand ils ont observé l’explosion de supernovas dans des galaxies très lointaines, ce qui leur valu le prix Nobel. Etalée sur dix milliards d’années d’histoire cosmique, l’explosion de ces étoiles en fin de vie a en effet permis d’en déduire la vitesse de l’expansion de l’univers, en remontant dans le passé au moment où elles avaient explosé. On s’est alors aperçu que lors d’une première phase de six ou sept milliards d’années après le Big Bang, la vitesse de l’expansion avait effectivement diminué. Puis est arrivé un point d’inflexion, et ensuite une accélération. Cela s’explique par une forme d’énergie allant à l’encontre de la gravitation, encore plus surprenante que la matière noire. Car toutes les formes connues d’énergie sont liées à la matière, donc gravitent également. Cette énergie sombre est ainsi bizarre, et il faudrait parvenir à expliquer sa nature.
On n’en a aucune idée de ce qu’est cette énergie sombre ? On sait juste que c’est un paramètre essentiel à cette accélération de l’expansion ?
C’est ce qui se lit dans la presse de vulgarisation à sensation, alors que l’on a plein d’idées. Elles ne sont simplement pas certaines, mais le télescope spatial Euclid a été lancé l’année dernière pour effectuer des mesures particulières afin de tester ces hypothèses. Selon l’une d’elles, probablement la bonne car les contraintes observationnelles déjà existantes en sont très proches, cette énergie viendrait de ce que l’on appelle le vide quantique. On le définit en physique quantique comme un état d’énergie minimum qui n’est pas zéro, contrairement au vide de la physique classique. En physique quantique, qui est en fait la bonne physique, on sait que si l’on enlève tout, il reste un niveau d’énergie fondamental non nul. C’est prévu par la théorie, et mis en évidence expérimentalement. Or l’énergie du vide quantique est répulsive, donc elle apparaît comme le candidat naturel pour expliquer l’accélération de la vitesse de l’expansion de l’univers.
La recherche passe ainsi par des observations, mais aussi par des idées, de l’imagination théorique face à ce que l’on ne peut pas observer. Vous avez eu une telle idée quand vous avez calculé l’aspect des trous noirs. C’était purement conceptuel ?
Oui.
Un concept élaboré à base d’équations qui a finalement été confirmé par l’observation.
C’est cela, mais la plupart du temps, les prévisions des théoriciens n’aboutissent pas. Il faut de la chance, et avoir eu une bonne idée, bien modélisée. Dans mon cas, c’était physiquement plausible, mais je ne pouvais me fonder que sur des équations mathématiques, vu les moyens d’observation de l’époque. Le fait qu’elles soient confirmées par l’observation, quarante ans plus tard, n’avait toutefois rien de surprenant, car mes calculs reposaient sur des équations correctes fondées sur la relativité générale. C’était beaucoup moins extravagant que ce que l’on peut imaginer sur des sujets bien plus intrigants comme l’énergie sombre. D’ailleurs, pour en revenir à cette dernière, si l’hypothèse principale est le vide quantique, tout le monde est loin d’être d’accord. D’autres imaginent une interaction fondamentale nouvelle, différente de ce que l’on connaît, une sorte de champ de force répulsif que l’on peut toujours s’amuser à intégrer dans les équations. C’est ce qu’on appelle les modèles de quintessence, c’est à dire la cinquième essence, comme s’il existait une cinquième force fondamentale qui remplirait le cosmos, par rapport aux quatre que l’on connaît déjà : la force forte, la force faible, la force électromagnétique et la force gravitationnelle. Cela renvoie également à la quintessence d’Aristote qui imaginait ce que l’on appelait à l’époque l’éther, une sorte de substance immatérielle qui remplissait l’univers.
Certains rêvent d’une unité fondamentale, une « théorie du tout » qui expliquerait l’ensemble de l’univers avec une seule équation. C’est peut-être un fantasme
Ces deux hypothèses, le vide quantique et la quintessence, s’inscrivent plus globalement dans ce que vous décrivez dans L’écume de l’espace-temps : la quête d’une physique du tout. Celle qui réunirait la physique quantique, qui renvoie à l’infiniment petit, et la relativité générale qui explique plutôt l’infiniment grand. Réunir ces deux physiques constitue le grand défi des physiciens depuis des décennies. Y répondre permettrait-il de résoudre l’énigme de l’énergie sombre ?
C’est possible, mais pas nécessaire. Par exemple, une interprétation simple de l’énergie sombre est un facteur appelé la constante cosmologique, introduit dès 1917 par Einstein dans ses équations de la relativité générale, et qui n’a a priori rien à voir avec les théories de gravitation quantique. A lui seul, ce facteur physico-mathématique suffit à rendre compte de la répulsion cosmique. On n’a donc pas forcément besoin d’une théorie de gravité quantique. Mais certains rêvent d’une unité fondamentale, une « théorie du tout » qui expliquerait l’ensemble de l’univers avec une seule équation. Cela mobilise les esprits des meilleurs physiciens théoriciens depuis plus d’un demi-siècle, en vain. C’est peut-être un fantasme psychologique.
Pourquoi la relativité générale et la mécanique quantique sont-elles inconciliables ?
La relativité générale, qui décrit les phénomènes de la gravitation, fonctionne incroyablement bien dans un cadre physico-mathématique très précis, tout comme la théorie quantiques des champs qui décrit les trois autres interactions fondamentales. Mais elles sont totalement incompatibles entre elles. La relativité générale fonctionne dans un cadre où espace, temps, matière et énergie sont liés, avec l’idée que la gravitation n’est pas une force, mais une manifestation purement géométrique de la « courbure » d’un espace-temps « élastique ». La physique quantique fonctionne quant à elle dans un cadre d’espace-temps rigide, fixé une fois pour toutes, avec une matière et des champs de force qui n’induisent absolument pas de courbure. Donc les deux cadres sont incompatibles, et il faut trouver autre chose. Certains vont ajouter des dimensions supplémentaires à l’espace, comme avec la théorie des cordes, ou quantifier l’espace lui-même, avec la gravité quantique à boucles. On recense beaucoup d’approches, mais ces théories sont mathématiquement extrêmement difficiles, avec beaucoup de problèmes encore insolubles.
Vous racontez que le cosmologiste Stephen Hawking croyait avoir pu trouver le commencement de l’univers uniquement grâce à des lois de la physique sans faire appel à Dieu. Mais il a finalement abdiqué en estimant que cet objectif pourrait être intenable...
Il n’est pas le seul à avoir ce parcours personnel. Très enthousiaste au début, persuadé qu’il allait trouver cette « théorie du tout », et finissant par comprendre que cela n’arriverait peut-être jamais. Tout simplement parce que l’univers est possiblement non unitaire, nécessitant deux théories distinctes pour être décrit.
Hawking a tout de même cherché à évacuer Dieu de l’équation de la création de l’univers. La recherche sur la physique fondamentale renvoie-t-elle tout naturellement vers ce genre de réflexion métaphysique ?
Dès que l’on fait allusion à Dieu, c’est pour faire un peu de « buzz », et Hawking, très malin, le savait. Mais normalement, la science n’a rien à faire de Dieu, ce qui ne veut pas dire qu’elle évacue la question métaphysique de l’origine. Prenons l’exemple du vide quantique, dont on pense qu’il pourrait non seulement être responsable de l’accélération de la vitesse de l’expansion de l’univers, mais aussi avoir été beaucoup plus intense dans le passé, et à l’origine de l’apparition spontanée de l’espace et du temps. Cela remplacerait alors le big bang, avec non plus un point singulier mais ce vide quantique qui existerait depuis toujours, et qui par des fluctuations aléatoires de son énergie aurait engendré un univers, peut-être même plusieurs. Alors forcément, dès que l’on se pose ce genre de question, des interrogations métaphysiques et philosophiques arrivent également. Certains veulent y mettre un Dieu ou un dessein intelligent, un programme, mais on sort alors du champ de la science. Car la démarche scientifique consiste à rechercher un enchaînement d’effets sans remonter à une éventuelle cause première qui lui échappera toujours. Ce qu’on l’appelle Dieu, le grand architecte ou ce que vous voulez.
L’harmonie est une idée de base qui soutient beaucoup de travaux, mais il ne faut pas s’y fier aveuglément
Les physiciens sont aussi en recherche d’une harmonie...
C’est une idée vieille comme le monde, puisque la naissance de la science dans la Grèce antique est fondée sur cette notion. Le terme même de cosmologie vient d’ailleurs du mot cosmos qui signifie en grec beauté, organisation, ordre et harmonie. La science grecque de Pythagore puis de Platon cherchait des lois naturelles qui régissent l’univers, et non pas par le caprice des Dieux comme on le lit dans L’Iliade et L’Odyssée. Des lois doivent donc organiser l’univers, lui conférant une sorte d’élégance et de beauté. Ce que l’on a appelé l’harmonie.
Dans Lost in maths, la physicienne Sabine Hossenfelder estime que l’on a fini par se perdre à trop chercher l’harmonie dans les mathématiques, comme si la quête de l’équation parfaite d’une physique du tout menait à un cul-de-sac…
C’est toujours pareil, il ne faut jamais aller dans les extrêmes. L’harmonie est une idée de base qui soutient beaucoup de travaux, mais il ne faut pas s’y fier aveuglément. A trop insister sur la nécessaire élégance des équations, on risque de se retrouver coincé dans un cadre trop étroit. Et de se perdre dans la beauté mathématique pour décrire le monde physique. Les mathématiques sont un outil formidable, mais si l’on en a besoin pour formaliser les idées sur le fonctionnement de la physique, tout ne se réduit pas à ça. Un mathématicien de génie comme Roger Penrose fait toutefois partie de ceux qui considèrent que l’on ne se perd pas dans des maths, qui, selon lui, disent au contraire tout sur le monde. Cela l’a conduit à élaborer son modèle de cosmologie cyclique conforme, fondé sur une astuce mathématique. Mais cette fois, il est allé un peu trop loin, car physiquement, son modèle ne marche pas du tout. C’est un exemple de « lost in maths », même si j’ai une admiration éperdue pour le génie de Penrose.
Mathématicien et physicien théorique, Penrose en est venu à travailler sur la conscience en y apportant des notions de physique quantique. Est-ce pertinent de passer de l’un à l’autre ?
Pourquoi pas ? Ce n’est pas le premier à l’avoir fait, car l’un des pères de la physique quantique, Erwin Schrödinger, s’est également intéressé à la fin de sa vie au phénomène de la conscience, en émettant des hypothèses intéressantes.
La conscience constitue aussi un grand mystère…
Encore bien plus grand que l’énergie sombre et la matière noire ! On est très loin d’avoir le moindre début de formalisation physico-mathématique de la façon dont le cerveau fonctionne, même si l’on sait qu’il existe des réseaux de neurones. Voici vingt ans, Penrose a tenté d’y introduire des processus de physique quantique, ce qui a donné quelques idées mais n’a pas abouti. Cela montre la largeur de ses vues, mais ce n’est pas parce que l’on a réalisé des avancées géniales que tout ce à quoi on s’attelle par ailleurs l’est également.
Les témoignages d’expérience de mort imminente sont difficilement explicables, sinon par des mécanismes de la conscience qui semblent échapper à l’espace-temps usuel
Dans un livre collectif sur la conscience et l’univers, que Roger Penrose a co-dirigé, un article du docteur Jean-Pierre Jourdan présente la modélisation d’une conscience élargie que pourraient avoir éprouvée les personnes qui ont vécu des expériences de mort imminente (EMI) et racontent être sorties de leur corps. Face à leurs témoignages, qui rapportent des souvenirs précis de ce qu’ils auraient perçu à distance de leur enveloppe charnelle et donc de leur cerveau, le Dr Jourdan a imaginé une conscience qui s’exercerait dans une dimension supplémentaire, détachée des limites de l’espace et du temps. Sa modélisation a d’ailleurs beaucoup intéressé le mathématicien et cosmologiste Bernard Carr, qui travaille justement sur ces dimensions supplémentaires.
J’ignorais que Bernard Carr s’était intéressé aux EMI, mais je le connais bien pour son travail cosmologique, car il est celui qui a vraiment développé l’idée des trous noirs primordiaux. Ensuite, il est devenu à mon goût un peu trop « anthropique », devenant l’un des chantres du « principe anthropique fort » selon lequel les paramètres de l’univers sont ajustés avec une telle précision qu’ils ont été initialement programmés. Ce à quoi je n’adhère pas. D’une part parce qu’on sort complètement de la bonne démarche scientifique qui ne doit pas être « finaliste », d’autre part parce que l’on ne peut pas calculer correctement les probabilités pour que les paramètres de la physique soient dans telle ou telle plage de valeurs.
Vu que les dimensions supplémentaires sur lesquelles il travaille ne peuvent être soumises à l’expérience, Bernard Carr a vu dans les témoignages d’EMI interprétés selon la modélisation du docteur Jourdan des données potentiellement empiriques de ces dimensions qu’il ne pouvait que théoriser.
Pourquoi pas ? De toute façon, il ne faut pas partir de l’a priori que ce sont des foutaises, car ces témoignages de retour d’EMI sont très troublants, comme d’autres phénomènes de parapsychologie. C’est difficilement explicable, sinon par des mécanismes mystérieux de la conscience qui semblent parfois échapper à l’espace-temps usuel. Donc il n’est pas interdit de spéculer qu’il s’agisse effectivement de manifestations de « quelque chose » qui échappe encore à la science, avec par exemple des indices de dimensions supplémentaires.
Selon Carr, l’intérêt de ces indices que seraient ces témoignages d’EMI est de passer d’une pure spéculation mathématique et physique à des retours d’expériences vécues. Cela pourrait inciter à mener des recherches pour essayer de vérifier, par exemple, la véracité de souvenirs circonstanciés précis rapportés par une personne qui relate les avoir vécus à distance de son corps alors qu’elle était dans le coma, ce qui remettrait en cause le fait que la conscience soit exclusivement localisée dans le cerveau. Mais quand j’en ai parlé avec le neuroscientifique spécialiste de la conscience Stanislas Dehaene, en lui demandant s’il serait intéressant de mener ce type d’étude, il m’a répondu que c’était exactement ce que l’on ne voulait pas voir dans les recherches sur la conscience. Certain que les témoins d’EMI n’ont eu que l’illusion de voir ce qu’ils ont cru voir, il refusait que l’on s’emploie à vérifier ce qu’il en était.
Cela ne m’étonne pas de la part de Dehaene, remarquable chercheur en sciences cognitives, mais qui reste dans le modèle standard. Beaucoup refusent d’ailleurs d’en sortir. Il faut dire qu’il existe tellement d’interprétations fantaisistes, où l’on met la physique quantique à toutes les sauces dès lors que l’on ne comprend pas. Cela incite les chercheurs à se méfier et à être prudents. Ce qui ne veut pas dire écarter et balayer systématiquement d’un revers de main tout ce qui est proposé.
Quand le raisonnable dure trop longtemps, il finit par être dogmatique
Cela questionne les limites de la recherche. Le raisonnable n’est-il pas souvent dogmatique ?
Oui, d’une certaine façon. Quand le raisonnable dure trop longtemps, il finit par être dogmatique. Cela relève du champ des paradigmes qui empêchent d’autres approches s’ils deviennent trop figés. Heureusement, dans l’histoire de la pensée humaine, toutes sciences confondues, des changements de paradigmes se sont produits. En physique avec Copernic, Newton, Einstein et la physique quantique, autant de nouveautés difficiles à avaler sur le moment car on sortait de la doxa.
Si l’on prend le cas de l’astrophysicien d’Harvard Avi Loeb, il n’a pas revendiqué un changement de paradigme, seulement spéculé sur une observation déroutante. Celle d’Oumuamua, un objet interstellaire entré dans notre système solaire en 2017 avec un comportement inhabituel dans l’espace qui ne permettait pas de déterminer sa nature. Avi Loeb a émis l’hypothèse d’un vaisseau extra-terrestre à la dérive. Il a alors été immédiatement ridiculisé, comme s’il était interdit d’envisager cela.
Avi Loeb a eu une remarquable carrière d’astrophysicien, et il fait partie de ces chercheurs qui n’hésitent pas à sortir des rails, d’une façon toujours très intelligente et rationnelle. Là aussi, ce qu’il a dit était bien étayé, et quand il a sorti son livre sur Oumuamua, je l’ai soutenu alors qu’il était démoli par tout le milieu rationaliste. Non pas que j’approuvais son hypothèse, mais pour défendre la possibilité de l’envisager. Reste que des analyses récentes ont montré qu’Oumuamua était une comète.
Une comète sans queue, d’après la dernière hypothèse soutenue comme la bonne dans Nature en 2023. Auparavant, on avait évoqué un iceberg d’hydrogène, un mouton de poussière spatiale ou un fragment d’exoplanète composé d’azote liquide. L’un des auteurs de l’étude de 2023 a d’ailleurs déclaré que l’on avait eu « plein d’idées stupides », et sa co-autrice reconnaît que l’on ne saura en fait jamais avec certitude ce qu’était Oumuamua, disparu des radars. Elle estime toutefois apporter « une explication non extra-terrestre convaincante » avec cette comète dont l’absence de queue détectable expliquerait la trajectoire. Ce à quoi Avi Loeb répond que dire qu’une comète n’a pas de queue équivaut à dire qu’un éléphant est un zèbre sans rayure. Finalement, le mystère n’est toujours pas vraiment résolu, mais l’important semble être d’avoir pu écarter la proposition d’Avi Loeb...
Ces interprétations physiques ne résolvent pas tout mais sont néanmoins plus « raisonnables » que l’hypothèse d’un gigantesque vaisseau spatial extra-terrestre qui serait entré dans notre système solaire.
Mais là, le co-auteur de l’article de Nature affirme clairement que l’on a spéculé des choses stupides pour ne pas envisager ce qui ne paraît pas raisonnable. Est-ce ce qui prime ?
C’est une question épistémologique pertinente. Car souvent, si l’on s’en tient à une méthode scientifique très rigide, on reste coincé dans une certitude et on va tordre la réalité pour l’y faire rentrer plutôt que d’envisager quelque chose de radicalement nouveau.
Mes articles avaient beau être lus dans le monde entier, dans les commissions du CNRS on trouvait mes idées bizarres et pas orthodoxes
Dans votre Journal idéoclaste, vous rappelez que les chercheurs non orthodoxes sont souvent mal traités. Avez-vous constaté cela pendant votre carrière ?
Oui. Personnellement, j’ai eu relativement de la chance, mais mon image de trou noir qui est devenue célèbre a été considérée pendant des années comme sans intérêt au CNRS. J’ai également été pionnier dans deux autres domaines : les crêpes stellaires que provoquent des ruptures d’étoiles par les effets de marée de trous noirs géants, et la topologie cosmique avec mes modèles d’univers chiffonnés qui m’ont valu la une de Nature en 2003. Or en France, ces travaux ont plutôt freiné ma carrière dans les échelons administratifs du CNRS. Mes articles avaient beau être lus dans le monde entier, dans les commissions on trouvait mes idées bizarres et pas orthodoxes. Mais toutes les communautés fonctionnent un peu comme ça.
Par conformisme ?
Tout à fait. C’est une sorte de biais de protection.
Pourquoi dites-vous que vous ne pourriez plus mener aujourd’hui ces travaux pionniers ?
Car toutes les recherches se font désormais au sein de programmes européens préétablis, et il faut être dans la ligne. Cette dernière peut certes être intéressante, mais dès que l’on veut en sortir, cela devient très difficile, surtout pour les jeunes chercheurs en quête d’un poste.
C’est quoi, la ligne actuelle en astrophysique ?
Les exoplanètes pour la recherche de zones potentiellement habitables, les trous noirs, la formation des galaxies avec le télescope James Webb, la matière noire, l’énergie sombre… Ce n’est pas rien, mais celui qui proposera une théorie alternative à la relativité générale un peu trop originale va être éconduit, souvent à juste titre d’ailleurs. Au contraire, au début de ma carrière, j’ai pu choisir mes sujets de recherche sans devoir me référer à un programme international, et j’ai ensuite suscité moi-même l’intérêt de la communauté pour ces sujets, surtout en dehors de France. Je ne me plains donc pas, mais il faut reconnaître que de la frilosité existe. Particulièrement dans notre pays.